FOI CHRÉTIENNE
hier et aujourd'hui
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La tentative la plus convaincante jusqu'à présent, de faire coïncider malgré tout l'attitude de “foi » avec l'attitude du savoir pratique, a été faite par le marxisme.
Car ici, le “faciendum », l'avenir que l'homme doit édifier de ses propres forces, représente en même temps le “sens » de l'homme, de sorte que ce sens donné normalement par la foi est donné ici sur le plan de l'opérationnel.
De ce fait le marxisme est allé à l'extrême limite de la pensée moderne; il semble avoir réussi à faire entrer entièrement le sens de l'homme dans “l'opérationnel », au point de les faire coïncider. Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que lui non plus n'a pas trouvé la solution de la quadrature du cercle.
Car il ne saurait démontrer que “l'opérationnel » soit le véritable sens de la vie; il ne peut que le promettre et en faire un objet de foi. Ce qui paraît rendre aujourd'hui cette foi si attractive et si directement accessible, c'est l'impression d'harmonie avec le savoir opérationnel qu'elle suscite.
Après cette courte digression, revenons à notre sujet et, pour résumer, posons encore une fois la question: qu'est‑ce que la foi? Nous dirons : elle est la forme, irréductible au savoir et sans commune mesure avec lui, d'une prise de position de l'homme à
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p32 « JE CROIS ‑ AMEN)>
l'égard de l'ensemble de la réalité; elle est ce qui donne le sens, fournissant une base à la vie humaine, sens préexistant au calcul et à l'action de l'homme, sans lequel, en définitive, il ne saurait ni calculer ni agir, faute de fondement indispensable.
En vérité, l'homme ne vit pas seulement du pain de son activité technique. Il est homme; il vit de ce qui lui est précisément propre: de la parole, de l'amour et du sens. Le sens est le pain qui fait vivre le tréfonds de son être.
Sans la parole, sans le sens, sans l'amour, l'homme sombre dans le désespoir, même s'il jouit du confort et de l'abondance. On sait combien la situation du ((je n'en peux plus)) éclôt très souvent au sein même de la richesse matérielle!
Or le sens ne provient pas du savoir. Vouloir le créer de cette façon, c'est‑à-dire vouloir le faire dériver du savoir « opérationnel », correspondrait à la tentative absurde de Munchhausen, qui cherchait à se tirer du marais, en se tenant à ses propres cheveux.
Cette histoire absurde n'est‑elle pas l'image exacte de la situation de l'homme. Personne n'est capable de se tirer soi‑même du marais de l'incertitude et du désespoir; et ce n'est pas par une série de syllogismes, de preuves logiques, par un « cogito ergo sum » comme Descartes pouvait encore le penser, que nous y arriverons.
Un sens que l'on se donne à soi‑même n'a pas de sens en dernier ressort. Le sens, c'est‑à‑dire le fondement sur lequel repose toute notre existence, nous ne pouvons le créer nous‑mêmes, nous ne pouvons que le recevoir.
Partis d'une analyse très générale de l'attitude fondamentale de foi, nous voici arrivés directement à la véritable notion de la foi chrétienne.
Croire en chrétien veut dire se confier au sens qui me porte et qui porte aussi le monde; le regarder comme un roc solide sur lequel je puis m'appuyer sans crainte.
Suivant le langage traditionnel, nous pourrions dire: croire en chrétien, c'est faire de son existence une réponse à la parole, au logos, racine et fondement de toutes choses. C'est admettre que le sens qui ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons que recevoir, nous est déjà donné, de telle manière qu'il nous suffit de le saisir et de nous y abandonner.
En conséquence, la foi chrétienne, c'est reconnaître que le don précède l'action ‑sans pour autant déprécier l'action ou même la déclarer inutile. C'est parce que nous avons reçu qu'il nous est possible de « faire ». Et puis, comme nous l'avons dit, la foi chrétienne accorde plus de réalité à l'invisible qu'au visible.
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p33 LA FOI DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
Elle professe le primat de l'invisible comme étant le vrai réel qui nous porte et qui nous permet ainsi d'affronter avec assurance le monde visible, conscients de notre responsabilité devant l'Invisible, racine de toutes choses.
De ce fait, la foi chrétienne ‑ on ne peut le nier ‑représente un double défi à l'attitude préconisée par la vision du monde moderne. Le positivisme et le phénoménologisme nous incitent à nous limiter au “visible”, au «phénomène”, dans le sens le plus large du mot, et à étendre cette attitude méthodique, qui a permis tous les succès des sciences de la nature, à tous nos rapports avec la réalité.
La technique à son tour nous invite à faire confiance à la « praxis”, qui fournira un point d'appui solide. Or, le primat, accordé à l'invisible et à l'accueil d'un don, va dans le sens diamétralement opposé. Voilà pourquoi le saut de la foi dans l'invisible devient si difficile de nos jours.
Et cependant, la liberté de créer et de soumettre le visible, grâce à une recherche méthodique, n'est rendue possible en dernière analyse que par le caractère provisoire que la foi confère à cette activité par la domination que nous acquérons ainsi sur elle.