Darras tome 10 p. 166
61. Les pluies d'orage coïncidant avec la fonte des neiges doublèrent le volume d'eau; en une nuit toutes les écluses furent ouver-tes, et le lendemain l'armée romaine se trouvait au milieu d'une mer sans bornes, coupée ça et la par des îlots de verdure et de fleurs. Ce fut un désarroi épouvantable. Infanterie et cavalerie s’entonçaient dans cette plaine liquide, disparaissant dans les fondrières, et glissant sur les revers du fleuve où une étroite chaussée subsistait encore. Couvert de fange et de sueur, Julien donnait l'exemple de l'audace et du sang-froid. Il parvint à sortir de ces étangs improvisés et gagna la forteresse de Pirisaboras. C'était la plus grande ville du pays ; elle s'élevait dans une péninsule fer-
================================
p167 CHAP. I, — EXPEDITION DE JULIEN CONTRE LES PERSES.
mée d'un côté par l'Euphrate et de l'autre par un large canal artificiel. Les Perses y avaient accumulé tous leurs moyens de défense. Ctésiphon n'en était éloignée que de huit journées de marche. La prise de l'une de ces deux villes assurait celle de l'autre. Julien par un effort désespéré se rendit maître de Pi-risaboras. Prenant avec lui quelques-uns de ses plus vigoureux guerriers, il se précipita couvert de son bouclier jusqu'à la porte de la citadelle. Sans se soucier des traits, des flèches, des quartiers de rocher, des torrents de plomb fondu et d'huile bouillante que les assiégés faisaient pleuvoir sur sa tête, il s'obstina pendant plus d'une heure à ébranler à coups de haches, de pics et de pieux, la porte qui restait toujours immobile. Elle était de fer et résista au choc. Contraint de battre en retraite, l'empereur jura de triompher de cet obstacle. L'élévation de la forteresse sur un rocher abrupte ne permettait pas de construire de terrasses. Julien, qui ne manquait pas d'érudition, se souvint de l'hélépole inventée par Démétrius Poliorcète, et employée depuis avec tant de succès par Titus au siège de Jérusalem. Il fit fabriquer une machine de ce genre. On l'a recouvrit de peaux fraîches et de cloisons d'osier enduites de glaise humide, pour la mettre à l'épreuve du feu. Le succès couronna cette entreprise; la porte fut forcée et Pirisaboras conquise. Cette victoire fut bientôt suivie de la prise de Magoalmacha, autre forteresse emportée en trois jours par les mineurs romains, qui péné- trèrent souterrainement dans son enceinte. Le gouverneur persan Nabdatès fut retenu prisonnier. Quelques captives, choisies parmi les plus belles personnes de la ville, furent offertes au César. Julien, affectant de renouveler les actes de continence d'Alexandre et de Scipion, les rassura sur leur sort et les renvoya à leurs familles. « C'est là, dit-il, un beau trait que je livre à notre orateur de Syrie. » Il désignait ainsi Libanius, son éternel panégyriste. Un peu plus de modestie n'aurait pas gâté ce trait de vertu hypocrite. Le lendemain, le César victorieux ayant appris qu'une multitude de paysans fugitifs s'était retirée dans les grottes naturelles que fournit en grand nombre cette contrée, il fit fermer les ouvertures avec de la paille et des fagots auxquels on
=================================
p168 PONTIFICAT DE SAIXT LIBERIUS (359-366).
mit le feu ; tous ces malheureux périrent asphyxiés. Julien se dispensa de signaler à l'attention de son panégyriste favori cet acte de cruauté gratuite, qui lui valut le surnom d' «enfumeur, » fumigator. Deux jours après, Nabdatès prisonnier sur parole fut brûlé vif. Julien voulait par ce traitement barbare user de représailles vis-à-vis de Sapor, qui avait condamné au gibet la famille de Mamersidès, le général persan qui avait signé la reddition de Pirisaboras. Cependant l'armée romaine était parvenue à cet étroit défilé que les deux fleuves de l'Euphrate et du Tigre forment en se rapprochant l'un de l'autre, un peu avant leur jonction définitive à la limite méridionale de la Mésopotamie. Pour atteindre Ctésiphon, dont on apercevait déjà les tours et les murailles, il fallait traverser le Tigre et par conséquent abandonner la flotte sur l'Euphrate, au risque de la voir tomber entre les mains de l’ennemi. La faire descendre jusqu'au confluent des deux fleuves ne présentait pas de difficultés; mais comment ensuite lui faire remonter le cours impétueux du Tigre, entre deux rives occupées par les Perses et défendues par une chaîne de forteresses imposantes?
62. L'érudition de Julien vint encore ici à son secours. Il se rappela que les anciens rois de Babylone avaient jadis coupé l'isthme mésopotamien par un canal qui ouvrait sur la rive gauche de l'Euphrate et venait déboucher dans le Tigre, au pied même des remparts de Ctésiphon. Ce canal, nommé dans la langue du pays Naarmalcha (fleuve royal), était à sec et ensemencé comme le reste de la plaine. Cependant son existence ne pouvait pas être complètement oubliée par les indigènes. Il n'y avait pas en effet plus d'un siècle et demi que le Naarmalcha, remis à flot par Alexandre Sévère, dans son expédition contre Artaxercès (233), avait été fermé ensuite et nivelé par les Perses. A une date relativement si peu éloignée, la tradition locale devait avoir conservé des souvenirs précis. Julien fut assez heureux pour trouver un centenaire babylonien qui lui fournit les renseignements les plus exacts. Ce vieillard indiqua le tracé du canal, qui fut aussitôt nettoyé et creusé à son ancienne profondeur. On retira les masses énormes de rochers qui avaient été entassées sur la rive gauche de l'Euphrate,
==============================
p169 CHAP. I. — EXPÉDITION DE JOLIES CONTRE LES PERSES.
pour fermer l'ouverture. L'armée poussa des cris de triomphe, à l'instant où les eaux se précipitèrent de noureau dans leur ancienne route; la flotte passa sans accident, franchit en quelques heures les trente stades (six kilomètres) qui formaient la longueur du canal, et déboucha en bon ordre dans le Tigre, où elle jeta l'ancre. Cet heureux succès en promettait un autre qui ne se fit point attendre. La flotte fournissait à l'armée de terre un moyen assuré de traverser le Tigre. Julien fit exécuter ce passage au milieu d'une nuit obscure. Trompant la vigilance de l'armée persane campée sur l'autre rive, il parvint à ranger ses légions en bataille avant que sa présence eût été signalée à l'ennemi. A l'aube du jour, les Perses virent avec étonnement les lignes romaines occupant les crêtes escarpées qui bordaient la rive du Tigre. Une lutte acharnée s'engagea alors. Les Romains combattaient non seulement pour la victoire mais pour la vie, car un revers les eût rejetés tous dans le fleuve. La bataille dura toute la journée. L'armée persane forcée de plier se retira en bon ordre à Ctésiphon, abandonnant ses tentes et un camp rempli de richesses au pillage du vainqueur. Le soir, les légions triomphantes vinrent saluer de leurs acclamations la fortune de leur chef. Julien commanda un sacrifice d'actions de grâces à Mars vengeur. Mais sur les dix taureaux qu'on devait immoler neuf tombèrent accidentellement pendant qu'on les traînait à l'autel; le dixième rompit ses liens, s'échappa et ne fut repris qu'après une longue résistance. Tous ces incidents fort naturels étaient considérés par la science hiératique comme des présages désastreux. Pour comble de malheur, quand le taureau récalcitrant eut enfin été égorgé, ses entrailles offrirent aux yeux des sacrificateurs des signes on ne peut plus néfastes. Julien, très-mécontent de Mars vengeur, jura par Jupiter qu'il n'immolerait plus de sa vie une seule victime à ce dieu ingrat.
63. Le temps devait lui manquer pour fausser ce serment. L'armée romaine venait de remporter son dernier triomphe. La plaine où elle campait lui appartenait seule. Tous les pays qu’elle avait traversés avaient été successivement réoccupés par les Perses.
Sapor qui n'avait point encore paru en personne arrivait, à la tête
================================
p170 PONTIFICAT DE SAINT LIBERIUS (359-266).
d'un armement formidable. Dans une telle occurrence, fallait-il risquer le siège de Ctésiphon? Vraisemblablement ce parti, quoique plein de périls, eût encore été le meilleur. Julien n'osa pas le prendre. A la suite d'un conseil de guerre où il montra plus de présomption chimérique que de prudence réelle, il donna l'ordre de remonter le cours du Tigre, pour aller chercher l'ennemi dans les plaines d'Arbèles. « Là, disait-il, je ferai refleurir les lauriers d'Alexandre ! » A cette première faute il en joignit une seconde plus funeste encore. Un vieillard de Ctésiphon, imitant en sens inverse la ruse dont Zopyre s'était servi pour aider Darius à pénétrer dans Babylone, vint demander asile au camp romain. Il se prétendait victime des cruautés de Sapor. Julien accueillit le faux transfuge, l'admit à sa table, écouta le récit de ses disgrâces imaginaires, et surtout le pressa de questions sur l'état réel des forces ennemies. Le vieillard allait au devant des interrogations, et donnait spontanément les détails les plus circonstanciés. Quant il eut complètement gagné la confiance de l'empereur, il hasarda enfin le perfide conseil qui devait être si fatal aux Romains. « Prince, dit-il un jour au crédule César, que voulez-vous faire de celle flotte qui côtoie votre armée? Elle occupe inutilement vingt mille hommes à la remorquer. Si elle n'était qu'un hôpital pour vos malades, à la rigueur sa présence pourrait vous être utile; mais dans la réalité, c'est le refuge de tous les lâches et de tous les poltrons qui s'y font porter sous prétexte de maladie. Croyez-moi, dans trois jours vous aurez atteint les riches et fertiles campagnes de la Perse; vous y trouverez des vivres en abondance. Brûlez votre flotte! » Il faut convenir que la fourbeiie était assez transparente. Cependant Julien ne l'aperçut pas; il fut assez aveugle pour exécuter immédiatement le plan du transfuge. En dépit des réclamations de ses officiers généraux et malgré les cris désespérés des soldats, la flotte fut incendiée. Quelques jours après on signalait dans la plaine voisine la grande armée des Perses, commandée par Sapor. Le 16 juin, un combat d'avant-garde vivement disputé s'engagea à Maranga. Julien eut la gloire stérile de coucher sur le champ de bataille. Après trois jours de repos.
================================
p171 CHAP. I. — EXPÉDITION IJE JULIEN CONTRE LES PERSES.
l'armée impériale reprenait sa route, escortée par l'ennemi qui ravageait ou incendiait toutes les campagnes environnantes. On marchait entre une double haie de fer et de feu. Les hommes affamés se traînaient sans vigueur, comme des cadavres ambulants. On tuait les chevaux, les mulets, les chameaux, pour se repaître de leur chair. Au dernier campement, à Tummara, Julien lui-même dut se contenter d'une grossière bouillie de farine de seigle. Après ce maigre repas, il s'assit sur un lit de camp pour rédiger son journal quotidien. C'était son habitude de chaque soir, et nous ne pouvons trop regretter la perte d'un document précieux à tant de titres. Quoi qu'il en soit, pendant ce travail, il vit paraître à ses côtés le génie de l'empire, le même dont il avait eu la visite au palais de Lutèce, la nuit ou les légions gauloises l'avaient salué du titre d'Auguste. Cette fois le spectre était vêtu d'un manteau noir; il arrêta un triste et long regard sur Julien et sortit de la tente sans avoir prononcé une seule paroie. C'est Ammien Marcellin qui nous raconte le fait. L'empereur s'élança terrifié à la poursuite du spectre. A ses cris, on accourut dans la tente : ses aruspices et mystagogues ordinaires, Maxime en tête, cherchèrent à le rassurer. Ils lui conseillèrent d'offrir un sacrifice aux génies protecteurs. Il était minuit: la victime, une génisse blanche, fut amenée au pied de l'autel. Mais au moment où le couteau du prêtre lui ouvrait la gorge, une étoile filante décrivit un arc de cercle au zénith, traçant un sillon de lumière qui s'éteignit soudain à l'horizon. «C'est le dieu Mars qui se venge de moi ! » s'écria Julien.
64. Rien de tout cela ne ressemble à la réputation d'esprit fort que l'histoire de convention, adoptée de nos jours, a voulu faire à Julien. Cependant rien n'est plus authentique, rien n'est plus avéré que ces détails fournis par Ammien Marcellin, un admirateur vrai, un témoin oculaire, un officier supérieur qui fit toute la campagne de Perse en qualité d'aide de camp du César apostat. La dernière nuit de Julien, troublée par cette série de présages funestes, s'acheva dans des consultations mystagogiques. Les interprètes officiels de la volonté des dieux déclarèrent unanimement.
=================================
p172 PONTIFICAT DE SAINT LIBERIUS (oo9-366).
que de tels phénomènes étaient un avertissement du ciel, et qu'il fallait suspendre tout projet d'attaque pour le lendemain. En conséquence, dès l'aube du jour, l'armée au lieu de garder sa position offensive reprit sa marche en colonnes serrées, remontant le Tigre. A neuf heures du matin, on fit halte sous un soleil torride. Les tentes furent dressées et l'on se préparait à prendre quelque repos, lorsque le ciel se couvrit soudain de nuages épais. Un tourbillon précurseur de l'orage soulevait des flots de poussière, et dérobait la vue de la plaine. Julien venait de déposer sa cuirasse, lorsqu'une clameur immense retentit autour de lui. C'était l'armée persane qui, profitant de la situation exceptionnelle et de la demi-obscurité répandue dans l'atmosphère, envahissait le camp. Sans se donner le temps de revêtir son armure, Julien saisit un bouclier, monte à cheval, vole à l'arrière-garde où l'attaque avait lieu, et organise la résistance. Animés par son exemple et sa voix, les soldats se forment en bataille. Mais Sapor, car c'était lui qui dirigeait en personne les troupes ennemies, avait eu la précaution de se porter en avant des Romains avec sa cavalerie légère. Prise ainsi en tête et en queue, l'armée romaine avait à faire front sur deux points à la fois. Julien, se précipitant à l'avant-garde, rétablit les lignes déjà rompues, et com- manda à l'infanterie de se porter par un mouvement de revers sur les flancs de l'ennemi. Cette manœuvre était habile. Le succès ne tarda point à la couronner. Les légionnaires, coupant les jarrets des éléphants et des chevaux, mettaient le désordre dans les rangs ennemis. Selon la vieille tactique des Parthes, les troupes de Sapor firent mine de céder à cette attaque furieuse. Julien, lancé à leur poursuite, n'écouta point le conseil d'un vieil officier qui lui criait de se défier des prétendus fuyards. Quelques instants après, un corps d'archers persans faisait pleuvoir sur l'empereur et son escorte une grêle de flèches. L'une d'elles, effleurant le bras droit de l'empereur, vint lui percer le foie. « On m'a raconté, dit Théodoret 1, qu'à ce moment Julien porta la main à sa blessure, recueil-
-----------------
1.Theodoret., Hist. cccUs., lib. III, cap. xx.
================================
p173 CHAP. I. — EXPÉDITION DE JULIEN CONTRE LES PERSES.
lit le sang qui s'échappait à flots, et le lançant vers le ciel, s'écria : Tu as vaincu, Galiléen ! » Ammien Marcellin n'a point enregistré cette circonstance qui d'ailleurs n'a rien d'invraisemblable. L'auteur païen se borne à dire que Julien, en se sentant blessé, fit effort pour arracher le javelot de la plaie. Mais il n'y put réussir, se coupa les doigts, et tomba de cheval en s'écriant : « 0 soleil, tu as perdu Julien ! » On le porta sur un bouclier dans sa tente. Oribase son médecin le pansa. Dès qu'il eut repris ses sens, le blessé demanda : « Où suis-je? — Seigneur, répondit-on, le lieu où nous sommes campés se nomme Phryga. — Je suis perdu, reprit-il. Les oracles m'ont depuis longtemps prédit que je mourrais à Phryga! » Les officiers réunis près du moribond le prièrent de se désigner un successeur. « Non, dit-il, je ne choisirais peut-être pas le plus digne 1. » Tous les assistants fondaient en larmes. « Ne pleurez pas, reprit-il. Je vais monter au séjour des dieux. » — Ce fut sa dernière parole et il expira (26 juin 363).
65. A l'heure précise de cette mort, dit Théodoret, un solitaire, saint Sabas, qui vivait dans un monastère de Syrie distant de près de deux cents lieues du théâtre de la guerre, eut une révélation divine qui lui annonçait ce grand événement. Ses frères le virent dans une sorte d'extase répandre d'abord un torrent de larmes, après quoi son visage redevint souriant. On lui demanda le motif de sa joie. Il répondit : «Le loup cruel qui dévastait la vigne du Seigneur, vient de tomber sous la vengeance divine. Il est mort; la persécution est terminée2! » — « Le même jour, dit Sozomène, l'illustre aveugle Alexandre Didyme, qui depuis l'avènement de Julien ne cessait, par ses prières, ses jeûnes et ses larmes, de demander à Dieu le triomphe de l'Église persécutée, eut une vision semblable. Durant son sommeil, ou peut-être dans la ferveur d'une extase, il contemplait des messagers aériens, montés sur des
--------------
1 Ammien Marcellin met dans la bouche de Julien mourant un long discours qui ressemble trop à la déclamation d'un rhéteur pour être pris au sérieux. L'historien s'est substitué ici au moribond, dont l'haleine en- treconpée n'aurait pu suffire même à la première période de la harangue qu'on lui prête. — 2. Theodor., loc. ciUt.
=================================
p174 roi'TincAT de saint uberius (339-366).
chevaux blancs, qui passèrent près de lui, et dirent: «Annoncez à Didyme qu'aujourd'hui, à cette heure même, Julien vient de mourir. Qu'il donne cette nouvelle à l'évêque Athanase1. » On sait que le patriarche était alors caché à Alexandrie, dans une retraite connue seulement de quelques fidèles. Didyme se hâta de lui transmettre le céleste message, qui réalisait d'une manière si inattendue la prédiction faite quelques mois auparavant par Athanase lui-même, lequel avait dit, en parlant de la persécution de Julien : « C'est un petit nuage dont le tonnerre s'éteindra bientôt dans l'impuissance 2. » Une tradition fort curieuse se rapporte à la mort inopinée de l'Apostat. Voici le fait. Au moment où l'empereur fut blessé, il était en avant de sa troupe, et aucun ennemi ne paraissait à l'horizon. Les Parthes, selon leur coutume, s'étaient dérobés soudain aux regards des Romains qui les poursuivaient. Leurs archers, dissimulés derrière quelque buisson, ou quelque autre accident de terrain, lançaient de loin sur les assaillants des flèches dont on ne pouvait soupçonner le point de départ. Cette circonstance est relevée par Libanius en ces termes ; « Quel fut le meurtrier de Julien? On me le demande ; mais, hélas ! je ne sais pas le nom de ce misérable! Il est certain que l'empereur ne fut pas tué par la flèche d'un Parthe. Je puis prouver péremptoirement cette assertion. En effet, Sapor, à la première nouvelle de l'événement, fit proclamer à son de trompe dans tout le camp que le soldat qui avait tué Julien devait se faire connaître, et qu'il lui serait compté une somme énorme d'argent, outre tous les honneurs dont on se promettait de le combler. Or, parmi cette immense multitude de guerriers, nul ne se présenta pour réclamer le bénéfice d'un si glorieux fait d'armes. Aucun même ne se laissa tenter par une perspective si capable d'éveiller la cupidité d'un imposteur. Je rends cet hommage à nos ennemis. Il ne leur vint pas à l'esprit de revendiquer le mérite d'un exploit dont ils n'étaient réellement pas les auteurs. A nous donc maintenant de rechercher les véri-
----------------------------
1. Théodoret., Hist. eccles., lib. III, cap. xix.
2. Nuljeculam illimi inuiti /on/- truu ^eiilrtyeidein qwjuu cittssme toiienàumu Cf. Baron-, Annal., ad aun. 363.
=================================
p175 CHAP. I. — EXPÉDITIOiS DE JULIEN CONTRE LES PERSES.
tables meurtriers de Julien. Évidemment ce furent ceux qui avaient le plus d'intérêt à sa mort; c'est-à-dire cette race impie gui vit en dehors de toutes nos lois. Elle trouva dans cette circonstance l'occasion de commettre impunément un forfait qu'elle méditait depuis si longtemps. Race perverse et ennemie des dieux, Julien s'était promis de l'anéantir! Il fut prévenu par la vengeance de ces scélérats1. » L'accusation est violente et énergique. Sans nommer les chrétiens, Libanius les désigne clairement. Mais ce panégyriste officiel n'avait pas quitté Antioche; il n'avait point pris part à l'expédition de Perse ; il ne pouvait donc que répéter les bruits et les rumeurs de la foule. Ammien Marcellin, témoin oculaire, a pris la peine de réfuter cette calomnie ; il raconte même comment elle prit naissance. « Le lendemain de la mort de l'empereur, dit- il, quand Jovien eut été proclamé Auguste, un certain nombre d'officiers supérieurs et entre autres le commandant d'une légion avec lequel le nouveau César avait vécu en mésintelligence, désertèrent le camp et passèrent à l'ennemi. Ils trouvèrent un accueil empressé sous la tente de Sapor, auquel ils dirent que les derniers goujats de l'armée romaine ( turbine concitato catonum), dans une élection tumultueuse, venaient de jeter la pourpre sur les épaules d'un aventurier aussi ignoble que lâche [ inertum et molem). Vrai- semblablement, ajoutèrent-ils, ce sont ces mêmes hommes qui ont lancé la flèche inconnue sous laquelle a succombé Julien 2. » Ammien Marcellin s'indigne contre cette dernière allégation des déserteurs et il a raison. Toujours est-il que la calomnie fit son chemin, et nous venons de voir comment Libanius cherchait à la répandre. Un autre écrivain païen, Calliste, qui avait pris part à l'expédition de Perse, et qui en laissa plus tard une histoire en douze livres aujourd'hui perdus, se préoccupait également de savoir quelle main avait lancé la flèche fatale. Il concluait en disant, qu'à son avis, Julien avait été tué par un daimone 3. A notre tour, nous avons le droit de nous demander comment l'idée d'un démon, ou esprit, tuant Julien le spirite, avait pu venir à la pensée de Cal-
--------
1. LIban., eilat. a Ni£Çf>hor.,GaUist., lib. X,-cap. ïXXW. —2. &0sm. Jdacceil,» lib. XXIII. — 3. Sotrat., Hisl. exules., lib. lli, cr.p. XVIII.
=================================
p176 PONTIFICAT DE SAINT L'PERIUS pô9-306}
liste, témoin oculaire et acteur dans ce drame. Voici, croyons-nous, la solution du problème. Dans l'explosion simultanée des révélations surnaturelles annonçant aux chrétiens la mort de leur persécuteur, il en est deux qui frappèrent surtout l'opinion publique, et donnèrent lieu de supposer que la main des hommes avait été étrangère à cet événement. « Pour ma part, dit Sozomène, je n'hésite point à croire que le trait qui frappa Julien fut lancé sans intermédiaire par la vengeance divine. Voici sur quoi s'appuie ma conviction. Un des serviteurs de ce prince, dont le témoignage est à mes yeux parfaitement authentique, racontait qu'il avait été chargé de lui porter un message officiel au fond de la Perse. Il s'acquitta de sa mission avec toute la diligence possible. Un soir, épuisé de fatigue, il arriva dans un village où il fut obligé de faire halte. A défaut d'autre asile, il dut passer la nuit dans une église abandonnée. Là, soit rêve, soit vision, il lui sembla que plusieurs apôtres et prophètes, réunis en un concile solennel, discutaient les crimes de Julien, détaillant ses outrages contre le Christ, et délibérant sur la punition à lui infliger. Après un examen prolongé et sérieux, deux de ces personnages se levèrent, et dirent : Nous partons. Dans quelques heures l'Apostat n'existera plus! —L'officier qui vit ce spectacle et entendit ces paroles était glacé d'effroi. II attendit le résultat de cette résolution surnaturelle ; et une seconde fois, au milieu de cette même assemblée, il vit reparaître les deux personnages de la vision précédente. Ils disaient aux apôtres et aux prophètes réunis : C'en est fait. Nous avons frappé Julien ; il est mort 1 ! » A ces détails fournis par Sozomène Nicéphore ajoute que les deux personnages chargés en cette circonstance d'exécuter la vengeance céleste, se nommaient Artemius et Mercurius 2. Artemius, le compagnon d'armes de Constantin le Grand, le préfet d'Egypte martyrisé par Julien, nous est déjà connu. Nous avons précédemment décrit sa confession et sa mort glorieuses. Son nom, le plus illustre parmi ceux des victimes de Julien, devait naturellement se présenter à
-----------------
1. Sozomen., Uist. etcles., lib. VI, cap. II. — 2. Nlceph. Cal],, Hist. eccl., i, ii.
=================================
p177
la pensée des fidèles, comme celui du vengeur cèleste désigné pour frapper l’ennemi de l’Église.