Darras tome 42 p.
Le 19 septembre 1846, vers les trois heures de l'après-midi, deux enfants faisaient paître des vaches sur la montagne de la Salette. La Salette est un hameau de l'Isère situé à mi-côte de la montagne qui porte son nom. La montagne appartient à la chaîne des Hautes-Alpes; à la cime, elle s'évase par trois côtés, comme une immense coupe qui s'ouvre pour mieux recevoir la lumière du ciel et l'abondance de sa grâce; par son quatrième côté, une grande déchirure géologique, dont le temps a corrigé un peu les âpres croupes, ouvre accès au sommet de la montagne. C'est à ce sommet que deux enfants, l'un nommé Maximin, l'autre Mélanie, veillaient à la garde de leur troupeau, lorsque leurs yeux discernèrent une femme dont rien n'avait fait pressentir l'approche. Celte femme, vêtue de blanc, était assise; ses coudes reposaient sur ses genoux; sa tête s'appuyait sur ses mains qui voilaient à demi son visage; ses yeux versaient d'abondantes larmes. A cette vue, les deux enfants éprouvèrent une grande surprise. Alors la belle dame, — c'est ainsi qu'ils la désignent, — la belle dame les invite à s'approcher, leur dit qui elle est, les charge d'un message à transmettre, et prenant un essor magnifique, Celle qui tout à l'heure était abîmée dans la douleur, s'élève triomphante dans les airs et disparaît soudain. — Les deux enfants racontèrent cette apparition, firent part à l'autorité ecclésiastique du mandat qu'ils avaient reçu et donnèrent des preuves de leur commune véracité. L'évêque du diocèse, régulièrement saisi, et, après examen, convaincu, se prononça en faveur de l'apparition, fit bâtir sur la montagne une
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grande église, confia son service à une communauté de prêtres et bientôt l'on vit accourir, de tous les coins de la France et du monde, des foules de pèlerins jaloux de se convaincre aussi par eux-mêmes, désireux de répondre aux consignes de l'apparition, empressés de produire des actes réparateurs qui désarment le courroux du ciel irrité contre la France. En 1851, Pie IX eut communication du secret de la Salelte. Après lecture, il dit : «Pauvre France ! Ce sont des fléaux qui la menacent! » Le Pape permit de célébrer l'anniversaire de l'apparition, il enrichit d'indulgences une congrégation en l’honneur de la Salette, et permit, en 1871, son établissement à Rome. Les fléaux annoncés sont tombés depuis sur la France, d'autres restent suspendus sur sa tête. Aveugle qui ne voit pas!
Nous devons remarquer d'abord que Dieu notre père tout-puissant, est le premier auteur de cette apparition. Dieu qui est juste et qui peut tout ce qu'il veut, aurait pu dans sa justice, vouloir nous frapper immédiatement et nous atteindre, d'une manière terrible, par sa puissance. Mais Dieu est un père, personne n'est aussi père que lui, et dans sa tendresse paternelle, il a voulu ménager ses enfants. Non pas les ménager aveuglement pour les laisser se corrompre davantage et leur permettre de s'endurcir, mais les ménager pour les toucher, pour faire appel à la noblesse de leurs sentiments, et provoquer, par son indulgence, des conversions généreuses, d'admirables élans vers le bien, de persévérantes résolutions.
En second lieu, pour mieux accuser son dessein paternel, Dieu envoie la très sainte Mère de son divin Fils. Dieu aurait pu susciter un thaumaturge, dépêcher un ange, le prendre au sommet de la hiérarchie céleste, un Gabriel, si doux pour les bons, un Michel, si terrible contre les méchants, et certes le messager eût été, en tout cas, à la hauteur du message. Dieu a choisi de préférence la douce Vierge, il l'a choisie parce qu'elle est la mère de Dieu et la mère de tous les hommes ; la mère de tous les hommes, parce qu'elle les a conquis en souffrant avec Jésus-Christ et qu'elle les a reçus, du Christ mourant, comme
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son propre héritage de mère. Comme un père, lorsqu'il a à se plaindre de ses enfants et qu'il veut les épargner, charge leur mère de faire à leur tendresse un appel suprême ; ainsi Dieu le Père a chargé la Vierge de faire, aux pécheurs endurcis, un appel plus sûrement victorieux ; de les émouvoir par ses larmes de mère; de les ébranler en communiquant les ordres de leur père ; d'obtenir enfin, à force de bonté, des retours décisifs et une sorte de triomphe universel des vertus.
Je ne m'arrête pas à signaler ces deux faits : Que la sainte Vierge a parlé du haut d'une montagne et dans la solitude : depuis l'apparition d'une nuée à Elie, c'est presque toujours sur les hauts sommets que Dieu se plaît à faire éclater ses grâces; et c'est d'ordinaire dans la solitude qu'il intime ses volontés, afin que sa parole, reçue par une oreille confiante et échauffée dans un cœur docile, parle d'un si humble foyer pour multiplier moralement ses conquêtes. Mais je crois devoir faire observer, comme troisième caractère de l'apparition, que la sainte Vierge a choisi, pour intermédiaire, non pas un patriarche, un prophète ou un autre Jean-Baptiste, mais d'humbles enfants de la montagne : des enfants dont l'ingénuité ne peut méconnaître l'apparition, des enfants dont la simplicité ne saurait concevoir un dessein trompeur, des enfants dont l'infirmité fera mieux resplendir ce que l'Écriture appelle les coups d'État de la divine Providence : Mirabilia Dei.
En trois mots, Dieu, pour nous toucher, nous envoie la sainte Vierge à la Salette et deux enfants sont chargés de notifier aux âmes le message que Dieu avait confié à Marie.
Maintenant comment la Vierge parle-t-elle, que vient-elle dire?
D'abord la Vierge parle par des larmes. A la croix, pendant que son Fils perdait tout son sang par les plaies de son corps crucifié, Marie était debout ; ici elle est assise, non point dans sa majesté de reine, mais dans l'affaissement d'une mère affligée ; dans son affliction, elle pleure comme elle pleurait à la croix, et ce sont les deux seules circonstances où nous la voyons
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pleurer. A la croix, elle pleurait son Fils bien-aimé qui allait mourir : ici elle pleure cette innombrable famille d'enfants qui meurent tous les jours par le péché et causent au cœur de leur sainte mère, d'innombrables, et d'irréparables deuils. Les larmes sont le sang du cœur, le plus intelligible, le plus louchant langage de l'âme : tout le monde les comprend. Les larmes ont même toujours leur éloquence; je ne crois pas qu'elles en aient jamais plus qu'à la paupière d'une mère. Qui pourrait sans émotion, sans en garder un immortel souvenir et y puiser le courage des fortes résolutions, voir pleurer sa mère, surtout s'il était la cause de ses larmes ? Personne. Ce que nous ne pourrions faire contre notre mère selon la nature, ne le faisons pas contre notre mère selon la grâce. Soyons d'abord sensibles aux larmes de Marie.
Que dit ensuite la sainte Vierge? Après la résurrection, Jésus-Christ avait reproché, aux apôtres, leur incrédulité et la dureté de leur cœur; par ordre de Dieu, Marie intime aux hommes que le maître du ciel se plaint de trois choses : 1° de la violation des jours de jeune et d'abstinence; 2° de la profanation du Dimanche ; 3° des blasphèmes contre la majesté de Dieu. Les hommes méconnaissent le roi immortel des siècles, ils le méconnaissent par des outrages blasphématoires et par des systèmes impies qui chassent du monde, Dieu, Jésus-Christ et son Église. Ces hommes devenus incrédules et impies, s'acharnent au travail comme des mercenaires et travaillent pour, avec les produits de leurs efforts, satisfaire plus largement leurs convoitises et se complaire dans les voluptés. Plus d'adoration, l'homme animalisé avec élégance et fier d'être descendu jusqu'à la boue ; voilà ce dont Dieu se plaint par Marie ; voilà de quoi Dieu veut, par ses avertissements, le corriger.
Les hommes se complaisent dans leurs propres pensées ; au lieu de recevoir humblement la révélation divine, qui entr'ouvre le secret de tous les mystères, ils se plaisent à se forger des convictions orgueilleuses et à se façonner de fragiles croyances. Leur pensée est, à leurs yeux, comme une divinité. C'est
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presque un lieu commun aujourd'hui de prétendre que l'homme fait la vérité par sa pensée et que la raison est le dieu de ce siècle. Vaine et ridicule prétention! La pensée de l'homme a certainement son prix, sa dignité, sa puissance; j'aurais mauvaise grâce à le contester. Mais qu'est-ce que cette pensée de l'homme devant Dieu et quelle diabolique audace ne lui faut-il pas pour prétendre à le remplacer? Qu'est-ce même que la pensée de l'homme devant l'homme ? Chacun de nous, je le sais bien, croit fort à son esprit et se plaît à en multiplier les rayons. Mais qu'est-ce là pour les autres, qui se plaisent à les critiquer et à en rire ? Qu'est-ce là surtout pour la postérité qui se préoccupe aussi peu que possible des pensées de ses ancêtres ? Fussiez-vous, je ne dis pas un esclave de la glèbe ou l'un des mille sujets du travail mécanique, mais un Platon et un Aristote, un Descartes ou un Leibnitz, qu'est-ce que votre pensée ? un système qui amuse un instant la galerie des intéressés, et ils sont, par siècle, vingt ou trente; un système qui se développe dans les livres et va échouer, en volume, sur les rayons des bibliothèques. Les bibliothèques sont les nécropoles de la pensée ; la poussière y sert de linceul à tous les livres ; et, pour peu qu'on la laisse faire, elle finit par les dévorer. Sauf quelques rats de bibliothèques, qui songe jamais à s'en occuper sérieusement ? Et vous penseriez, pour aussi peu de chose qu'un livre, destiné à mourir plus vite et plus mal encore que les roses, qui au moins laissent un parfum et un souvenir de grâce, vous prétendriez qu'avec ce bouquin vous remplaceriez la pensée de Dieu et pourriez vous moquer de la tradition. Ce serait bien insensé et quand vous vous livreriez à cette folie, dites-moi, est-ce que vos défaillances empêcheraient la religion d'exister, de se recommander par la divinité de son origine, la sagesse de ses oracles et la puissance de ses bienfaits ?
Par infatuation pour leur pensée, les hommes refusent à Dieu l'adoration. Adorer, se reconnaître sujet, dépendant, c'est le premier devoir et le premier besoin de la créature raisonnable. Premièrement il faut adorer Dieu, c'est le premier article de la
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foi et le principe de toute loi. L'homme se fait grand dans la mesure de ses adorations. Si vous refusez à Dieu l'adoration, vous ne supprimerez ni le devoir, ni le besoin, mais vous ôterez au besoin son objet; au devoir, sa sanction. De peu raisonnable qu'il était, l'homme deviendra tout à fait déraisonnable, il deviendra fou. Parce qu'il n'adorera plus Dieu, il adorera des idoles ou s'adorera lui-même ; il méconnaîtra non seulement son devoir, mais sa condition. Déité menteuse ou esclave misérable, il ne sera plus que le jouet de ses illusions et de ses passions ; au terme de tous ses abaissements, il viendra, il descendra jusqu'à la déification de sa propre chair.
La réhabilitation de la chair, c'est l'aboutissement et le châtiment de tous les orgueils, la fin de toutes les idolâtries. Mais que peut-on bien soutenir d'un si vil programme ! Dans les espèces inférieures, la chair est faite pour le couteau; dans l'homme, elle est faite pour le fouet. Si vous la caressez, elle se révolte ; si vous négligez de la dompter, si vous vous ingérez à lui créer d'incessants plaisirs, vous l'énervez et vous l'épuisez. Partout où vous mettez un plaisir, même innocent, vous préparez une faiblesse et Dieu prépare une peine. Oh, je sais bien que le monde se plaît à l'indulgence pour la chair. C'est son ambition de la farder et de l'embellir. Mais elle s'y prête peu ; elle se décolore et s'éteint vite ; et la maladie ne tarde pas à allumer des enfers partout où la main de l'homme a voulu faire fleurir de charnelles allégresses.
L'apparition de la Salette nous oblige donc à la mortification de la chair, à l'humilité de l'esprit et à l'adoration; Dieu les exige dans sa justice, et les implore dans sa miséricorde; il emploie, pour les obtenir, l'ingénuité des enfants, ses paternelles condescendances et les larmes de la très sainte Vierge.