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72. Pour comprendre la réflexion du saint évêque, il faut se rappeler que, d'une part, la discipline alors en vigueur prescrivait de conférer le titre de catéchumène sous le vestibule des basi-liques et des églises; d'autre part, que la loi romaine interdisait formellement les exécutions capitales dans l'enceinte des villes, en sorte que c'était toujours en rase campagne qu'on décapitait les martyrs. Quoi qu'il en soit, telle fut la troisième résurrection opérée par saint Martin, en présence et sous les yeux très-clairvoyants de Sulpice-Sévère. La liturgie romaine, si dramatique dans ses offices des saints, a consacré ce souvenir par un répons du premier nocturne de la fête de saint Martin, où elle nomme le thaumaturge : Trium mortuorum suscitator magnificus 2. Sulpice-Sévère continue en ces termes : « Il y avait, dans une bourgade voisine de Tours, un temple antique, ombragé par un pin plus que centenaire lequel rendait, dit-on, des oracles. Martin vint un jour, décidé à renverser ce monument idolâtrique. Mais le prêtre païen et tous les villages environnants s’étaient réunis pour le dé-
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1. Sulpit. Sever., Diatog. Il, cap. IV ; Pa'-ul. Lit., toiu. XX, co1. S.. i. 2. Sreviar, rom., 11 nov.
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fendre. Les avis se partageaient, car, parmi la multitude, un grand nombre avait déjà embrassé le christianisme. La majorité consentait à laisser détruire le temple, mais on ne voulait pas toucher à l'arbre séculaire. Martin leur disait qu'il n'y avait rien de sacré dans une souche de bois; qu'il fallait adorer le Dieu véritable, le servir uniquement et abattre un vieux tronc que les démons avaient souillé de leur culte infâme. Un païen, plus audacieux que les autres, l'interrompit au milieu de son discours. Si tu as, lui dit-il, tant de confiance en ton Dieu, donne-nous-en la preuve. Nous allons couper l'arbre et le faire tomber sur ta tête. Si Jésus-Christ est Dieu, il te sauvera la vie, et nul ne pourra plus douter de sa puissance. — Soit! répondit Martin d'un ton hé-roïque. — On accepta avec empressement la condition. Les païens se consolaient d'avance de la perte de leur arbre sacré, dans la pensée qu'il coûterait la vie à l'ennemi des dieux. Des cordages furent disposés pour faire tomber l'arbre dans une direction convenue. Le saint, attaché à un poteau, fut placé juste au point où devait s'effectuer la chute. On se mit alors en devoir de couper l'arbre par le pied. Les païens apportaient à ce travail une ardeur et une joie féroces. Retirés à l'écart, les moines qui avaient accompagné le saint évêque priaient et pleuraient. On vit bientôt l'arbre se pencher sur la tête de Martin; un dernier coup de hache, et c'en était fait; l'évêque aurait cessé de vivre. Un cri de douleur et de désespoir s'échappa de la poitrine oppressée des religieux. Mais, toujours intrépide et sans douter un instant de la protection du Seigneur, le bienheureux, étendant la main, traça un signe de croix. Soudain le dernier craquement se fit entendre. L'arbre, dont les rameaux penchés touchaient la tête du saint, se redressa de lui-même, repoussé par une force invisible, et alla tomber dans la direction opposée, au milieu des païens qui eurent à peine le temps de s'écarter pour lui laisser passage, et dont il renversa quelques-uns dans sa chute. Ce furent alors des cris de surprise et d’admiration de la part des idolâtres, tandis que les moines pleuraient de joie. Le nom de Jésus-Christ était sur toutes les lèvres. Il n'y eut pas un seul des assistants,
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parmi cette foule immense, qui ne vînt supplier l'évêque de lui imposer les mains, pour l'admettre au rang des catéchumènes1. »
73. Des prodiges non moins éclatants eurent lieu à Amboise, à Levroux, à Langeais, à Tournon, à Candes, où la tradition locale en a religieusement conservé le souvenir. « Nous avons tous vu, dit Sulpice-Sévère, le fameux temple qui s'élevait dans le vicus-Ambatiensis (Amboise). C'était une tour, en forme de cône, d'une prodigieuse hauteur, dont les assises superposées étaient faites de quartiers de rocher soigneusement polis à l'extérieur 2. Cette masse énorme semblait, par sa majesté même, conserver et perpétuer la superstition idolâtrique dans le pays. Le saint évêque avait envoyé le prêtre Marcel à Amboise. La plupart des habitants s'étaient convertis à la foi; cependant le monument païen restait debout. Marcel avait plusieurs fois reçu du bienheureux l'ordre de le détruire. II n'en avait rien fait. Quelque temps après, Martin vint à Amboise, et demanda à Marcel pourquoi le monument idolâtrique subsistait encore. Deux légions de soldats, répondit le prêtre, suffiraient à peine à un pareil travail. Comment aurais-je pu, avec quelques clercs et quelques moines infirmes, remuer une seule des pierres de cet édifice? — Martin n'insista plus. Il eut recours à ses armes accoutumées, et passa toute la nuit en prières. Le lendemain, au point du jour, une trombe effroyable vint s'abattre sur le temple païen et en arracha jusqu'à leur plus grande profondeur les blocs gigantesques3. — Un édifice du même genre, mais beaucoup moins considérable, reprend Sulpice-Sévère, existait au vicus Leprosum (Levroux) 4. Martin vint, avec ses religieux et quelques chrétiens dévoués, pour le détruire. De leur côté, les idolâtres accoururent en grand nombre, dispersèrent les travailleurs et poursuivirent le saint, en le chargeant d'injures. Le bienheureux se déroba à leur vengeance et se tint caché dans le voisinage. Pendant
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1 Sulpic. Sever., Vita Martin., cap. xm. — 2. Nous avons ici la description malheureusement trop peu détaillée d'un temple druidique. — 3.Sulpic. Sever., Dialog. 111, cap. vin. — 4. Levroux est actuellement un chef-lieu de canton du département de l'Indre, à 18 kilomètres de Châteauroux.
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trois jours, enveloppé dans son cilice, jeûnant et priant, il supplia le Seigneur de vouloir bien se charger lui-même d'abattre l'idolâtrie dans un pays où les efforts de ses serviteurs étaient impuissants. Le troisième jour, deux anges, portant un bouclier et une lance, comme les représentants armés de la milice du ciel, lui apparurent et lui dirent: Ne crains rien! Retourne avec tes ouvriers détruire le temple idolâtrique ; nous ferons bonne garde et nous empêcherons les païens d'avancer. — Martin rentra donc intrépidement au vicus Leprosum. Ses travailleurs détruisirent le temple jusqu'aux fondements: les autels et les idoles furent brisés. Autour d'eux, la foule des païens hurlait, vociférant mille outrages, agitant les bras en signe de menaces. Mais aucun, malgré ses efforts, ne pouvait avancer d'un pas. Quand l'œuvre de destruction fut terminée, toute la multitude, stupéfaite de s'être vue si longtemps clouée au sol, poussa une clameur immense et confessa le nom de Jésus-Christ. Il n'y a qu'un Dieu, disaient-ils, c'est celui de Martin ! Les divinités que nous adorions ne savent même pas se défendre 1 !» Il y a, dans cette exclamation des païens convertis, la justification complète de l'œuvre du grand thaumaturge. Nous avons plus d'une fois entendu les archéologues se plaindre de la rigueur de saint Martin et la comparer au vandalisme qui a dépouillé notre sol de tous les monuments de l'ère primitive. Certes, ce serait bien mal comprendre l'intention du pieux évêque, si l'on croyait qu'il eût déclaré la guerre à des menhirs ou à des dolmen. Tout le secret de sa lutte nous est révélé par les païens de Leprosum. Ces paysans gaulois (rustici rusticani, comme les appelle Sulpice-Sévère) se persuadaient que la persistance des monuments idolâtriques prouvait la supériorité des faux dieux sur la puissance du Christ. Cette idée était grossière, absurde, si l'on veut; mais elle était populaire. Nos aïeux, les habitants des pagi de la Gaule, n'avaient point, comme ceux de l’Asie, de la Grèce ou de l'Italie, l'esprit cultivé par une longue civilisation de vingt siècles d'études littéraires et intellec-
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1 Sulpic. Sever., Vita Martin., cap. xiv.
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tuuelles. La force prééminente représentait pour eux la divinité. Voilà pourquoi, sous peine de laisser périr tant d'âmes dans la barbarie et l'erreur religieuse} il fallait sacrifier les édifices idolâtriques et les remplacer par des monuments chrétiens. Telle fut l'œuvre vraiment civilisatrice de saint Martin. « Parmi les populations des campagnes où le nom de Jésus-Christ était à peine connu, dit Sulpice-Sévère, le bienheureux, tant par ses miracles continuels que par l'exemple irrésistible de sa sainteté, finit par ne pas laisser un seul païen. A mesure qu'il abattait quelque temple ou quelque idole dans un village, il construisait immédiatement une église ou un monastère, implantant pour jamais en ce lieu la croix de Jésus-Christ 1. » Les miracles étaient ici nécessaires comme au siècle apostolique. Il fallait l'assise triomphale du surnaturel pour servir de base à la grande monarchie française, fille aînée de l'Église, la seule, parmi les monarchies européennes, qui semble avoir hérité des privilèges d'immortalité de sa mère.
74. Valentinien, dans sa résidence de Trêves d'où il ne sortait que pour combattre les incursions sans cesse renouvelées des Germains et des Francs, n'avait pas, on le conçoit, une intelligence très-claire du dessein providentiel dont l'évêque de Tours était l'instrument. La rumeur publique lui apportait sans cesse la nouvelle de quelques destructions de temples idolâtriques par Martin. Or une loi, fort sage d'ailleurs, édictée par Constantin le Grand, prescrivait de respecter les monuments du vieux culte, tout en les laissant vides. « Ces édifices, avait dit Constantin, sont une des richesses de l'empire. Quand ils ne pourront être transformés en basiliques chrétiennes, on les conservera comme les restes précieux des vieux âges. » Constantin, en parlant ainsi, s'adressait spécialement aux populations de l'Asie, de la Grèce et de l'Italie, il ne songeait point alors à l'exception qui pouvait être nécessaire pour les Gaules, la Germanie et la Grande-Bretagne ; il croyait que l'influence persévérante des empereurs chrétiens, dans ces diverses provinces, suffirait pour y faire
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1 Sulpic. Sever. Vit. itortin., cap. xm.
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triompher le nom de Jésus-Christ. Mais Constantin était mort ; ses fils, ariens forcenés, avaient laissé en paix le paganisme, ne se montrant cruels que pour les catholiques. Après eux, Julien était venu, qui avait tenté sa restauration païenne, et l'édit de Constantin, comme toutes les œuvres humaines, subissant les injures du temps, restait à l'état de lettre morte. Valentinien entreprit de le faire revivre ; il signifia à l'évêque de Tours de cesser ses entreprises contre les temples païens de la Gaule. Martin, qui avait affronté bien d'autres périls, ne se montra guère troublé de celui-ci. L'impératrice Justina, épouse de Valentinien, arienne déclarée, ne cessait de récriminer contre le saint évêque. Elle rappelait son attitude à Milan, quand, simple moine, il avait résisté en face à Auxence ; elle revenait sur sa liaison intime avec Hilaire, l'évêque de Poitiers, le marteau des ariens. Ces récriminations incessantes ne pouvaient manquer d'agir sur l'esprit déjà si faible de Valentinien. Le prince témoigna une indignation et une colère effrénées contre le grand évêque de Tours ; rarement il donnait une audience sans manifester à ce sujet ses véritables sentiments. « Martin n'hésita pas, dit Sulpice-Sévère, à se rendre à Trêves. Valentinien, prévenu de son voyage, donna l'ordre aux gardes de renvoyer l'évêque, s'il osait se présenter à la porte du palais. La consigne fut rigoureusement exécutée. Une première et une seconde fois, l'homme de Dieu vint, déclinant son nom et demandant à voir l'empereur. On le repoussa avec mépris. Martin eut alors recours aux moyens qui ne lui faisaient jamais défaut. Enveloppé dans son cilice, la tête couverte ds cendres, il s'enferma dans sa cellule, jeûnant et priant pendant une semaine entière. Le septième jour, un ange lui apparut. Retourne au palais, lui dit-il, nul ne t'interdira l'entrée. Tu verras le prince et son orgueil s'assouplira. — Le bienheureux se lève et part. A son arrivée au palais, nul ne se présenta pour lui barrer le passage. Les portes s'ouvraient d'elles-mêmes devant lui ; il pénétra, sans rencontrer d'obstacle, jusqu'à l'appartement impérial. C'était en hiver ; Valentinien était assis près du foyer. A la vue du saint évêque, il ne put retenir un premier mouvement
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de colère contre les serviteurs peu vigilants qui l'avaient laissé entrer. Il demeura sur son siège, sans daigner se lever devant le bienheureux, et lui fit signe de parler. En ce moment, l'éclat d'une bûche incandescente jaillit de la cheminée et couvrit de charbons enflammés l'empereur et son siège. Valentinien se leva d'un bond, et, regardant l'évêque qui demeurait tranquillement debout, se jeta dans ses bras en lui demandant pardon de son impertinence. Je le sens, s'écriait-il, une vertu divine s'échappe de vous! — Sans attendre que Martin exposât une seule de ses demandes, il les lui accorda toutes, le retint durant cette soirée, voulut les jours suivants qu'il vînt manger à sa table et assister à ses conseils. Enfin, quand le saint évêque prit congé, Valentinien lui offrit de riches présents ; mais le bienheureux répondit qu'il avait depuis longtemps fait vœu de pauvreté. Il refusa tout et partit1. » — « Ces faits que je raconte, ajoute Sulpice-Sévère, ne se sont point passés sous mes yeux ; car je n'accompagnai point l'homme de Dieu dans son voyage à Trêves. Mais ceux qui eurent ce bonheur me les ont racontés vingt fois; d'ailleurs ils sont de notoriété universelle dans toutes les Gaules. » Les rationalistes voudront bien, pour leur édification complète, remarquer que le livre de Sulpice-Sévère fut publié du vivant même de saint Martin, lequel eut la douleur de se voir glorifier ainsi sous ses yeux, sans pouvoir, ne fût-ce que par modestie, élever une seule réclamation contre la véracité de son biographe. « J'aurais voulu, dit Sulpice-Sévère en envoyant à un ami son journal quotidien des miracles du saint évêque, j'aurais voulu conserver longtemps en silence près de moi cet écrit fait au jour le jour, sans souci des règles littéraires, ni des ornements du langage. Mais puisque vous le voulez, le voilà. Le règne de Dieu s'est établi non par l'éloquence mais par la foi. Ce ne sont pas des orateurs qui ont converti le monde, ce sont des pêcheurs. Témoin des prodiges opérés par un successeur des apôtres, j'aurais mauvaise grâce à me préoccuper des solécismes qui pourront se trouver dans
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1 Sulpic. Sev., Dialog. II, cap. V.
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le livre où je les raconte. Si vous prenez à ma réputation d'écrivain plus d'intérêt que je n'y en attache moi-même, supprimez mon nom en tête de l'ouvrage ; mais faites connaître partout les merveilles opérées de nos jours et sous nos yeux par un évêque digne des temps apostoliques1. »
75. Né dans l'Aquitaine, près d'Agedunum (Agen), d'une famille gauloise depuis longtemps ralliée à la domination romaine, Sulpice-Sévère avait reçu à Burdigala, dans la fameuse école où professait avec tant de célébrité le rhéteur Ausone, une éducation toute littéraire. Il y joignit, autant qu'il était nécessaire alors, l'étude de la jurisprudence romaine. Ses premières années de studieuse jeunesse s'étaient écoulées dans l'amitié de Paulin, qui devait plus tard illustrer par ses vertus le siège épiscopal de Noie. Ni l'un ni l'autre ne songeait alors à la vocation qui les attendait dans l'avenir. Tout entiers à l'admiration d'Homère, de Virgile et d'Horace, ils trouvaient dans la mythologie grecque et romaine des charmes invincibles. Sur les rives de la Garonne, ils rêvaient ensemble aux exploits héroïques et aux luttes accomplies par les demi-dieux sur les bords du Simoïs, de l'Eurotas et du Tibre. Les deux amis se séparèrent. Paulin alla en Ibérie épouser à Complutum (Alcala de Hénarès) une noble héritière, qui lui donna bientôt un fils. Sulpice-Sévère, moins riche de patrimoine que son opulent ami, trouva dans le barreau une source personnelle de fortune et de gloire. A son tour, il fit un brillant mariage et compensa par son talent ce qui lui manquait du côté de la fortune. Cependant Paulin perdit son fils Celsus. De ses mains attendries, le malheureux père donna la sépulture au jeune enfant près des saints martyrs Justus et Pastor, car Celsus avait été baptisé. Depuis ce jour, le cœur de Paulin fut à Jésus-Christ. De concert avec Therasia, la mère désolée, une alliance fraternelle succéda à l'union conjugale. Paulin vendit toutes ses terres, en distribua le prix aux pauvres et commença une vie de retraite et de solitude, pendant que Therasia entrait elle-même dans une communauté de pieuses vierges
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1. Sulpic. Serer., P'atf^i, ad vitam B. Martin.
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consacrées au Seigneur. L'Ibérie avait admiré le courageux renoncement dont les deux époux chrétiens donnaient l'exemple, au milieu des splendeurs et des richesses du siècle. L'enthousiasme public se manifesta vis-à-vis de Paulin dans une circonstance solennelle. II était venu, incognito, passer les fêtes de Noël à Barcinona (Barcelone). Trahi par l'indiscrétion d'un de ses familiers, le peuple l’entoura, le conduisit à la basilique et le fit ordonner prêtre par l’évêque Eulampius. Dieu semblait alors se plaire à déléguer aux peuples fidèles le privilège de désigner les ministres selon son cœur. Élevé aux honneurs du sacerdoce par une surprise contre laquelle sa modestie protestait vainement, Paulin songea à se dérober aux hommages qui l'importunaient. II quitta l'Ibérie, et vint se réfugier dans une petite cellule qu'il se construisit de ses mains, près du tombeau de saint Félix évêque de Nôle. Pendant que l'univers entier célébrait à l'envi sa résolution héroïque, Paulin disait modestement : « Misérables que nous sommes, nous croyons donner quelque chose à Dieu ; mais ce n'est qu'un trafic où nous sommes seuls gagnants ! Peut-on regarder comme un grand sacrifice d'acquérir le salut de son âme, à un prix aussi vil que sont les biens de ce monde? Vendre la terre, et acheter le ciel ! Hélas ! j'ai coûté bien plus cher à mon Dieu, lui qui est mort sur le Calvaire pour racheter un esclave tel que moi ! » La conversion de Paulin détermina celle de Sulpice-Sévère. Ce dernier, en apprenant la retraite de son ami, rompit lui-même avec le monde, abandonna sa carrière et vint se jeter aux pieds de saint Martin, le suppliant de le recevoir au nombre de ses disciples. « Avec quelle humilité, avec quelle bonté, ne me reçut-il pas ! dit-il. A ma vue, il se prosterna à deux genoux, remerciant le Seigneur de ce que je l'avais estimé assez pour venir le chercher de si loin. Je rougis de le dire, mais, lorsqu'il daigna m'admettre à sa table, il voulut m'offrir lui-même l'eau pour me laver les mains. Le soir, il s'abaissa jusqu'à me laver les pieds, sans que j'eusse le courage de m'en défendre, tant il exerçait sur moi une autorité irrésistible! Il m'entretint des périls et des vaines séductions du monde. Il faut s'en détacher, disait-il, pour suivre Jésus d'un
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cœur libre. Voyez Paulin : il vient de jeter à la mer le fardeau de ses richesses, pour alléger sa barque et naviguer plus librement vers le Seigneur. Voilà notre modèle. — Ainsi il me parlait, ajoute Sulpice-Sévère. Quelle majesté, quelle onction persuasive dans ses discours et dans toutes ses conversations! Quelle pénétration merveilleuse, quelle science des Écritures! J'ai entendu des ignorants mettre en doute les qualités éminentes du bienheureux évêque. Quant à moi, au nom de Jésus-Christ, notre commune esrérance, je proteste que nulle part je n'ai trouvé réuni tant d'érudition, de sublimité de vues et d'éloquence 1. »