Darras tome 12 p. 24
§ III. Saints évêques des Gaules.
13. Ces massacres de chrétiens ne furent que partiels. Déjà la barbarie, en dépit d'elle-même, éprouvait un sentiment inexplicable de vénération et de respect pour les évêques, les prêtres et les disciples de Jésus-Christ. Exupère, de Toulouse, comme nous l'apprend saint Jérôme, eut le bonheur de sauver sa ville épisco-pale. Dans les autres localités, les Goths respectèrent les évêques. Ainsi Marcellus (saint Marcel) à Paris; Evurtius (saint
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1. Saint Nicaise et sainte Eutropie furent euterrés dans le cimetièie de l'église de Saint-Agricol (Agricold), bâtie autrefois par Jovinus, maître de la milice. Plusieurs miracles rendirent leur tombeau célèbre. On fonda depuis, en ce lieu, une abbaye qui prit le nom de l'évêque-martyr. En 893, Foulques, archevêque de Reims, trausféra le corps de saint Nicaise dans la cathédrale. Sou chef, donné à l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras, y demeura en vénération jusqu'à l'époque de la révolution française.
2. Semond appartient maintenant à l'évêché de Dijon. C'est un hameau de cent cinquante habitants, dépendant de la paroisse de Saint-Marc, à 20 kilomètres de Chatillon-sur-Seine.
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Euverte) à Orléans; Aper (saint Èvre) à Toul; Venerandus (saint Vénérand) à Augustonemelum (Clermond-Ferrand) ; Simplicius à Vienne; Diogenianus à Albia (Albi); Dynamius à Engolisma Ratiastum (Angoulême); Pegasius chez les Petrocori (Périgueux); Alitius chez les Cadurcenses (Cahors), etc., continuèrent leur apostolat, et ne virent dans l'invasion des barbares qu'une moisson nouvelle à cultiver pour le champ du Père de famille. La plupart des noms que nous venons de citer sont mentionnés avec éloge dans les lettres de saint Paulin de Nole. « Ce sont, écrivait-il, des évêques dignes de leur vocation divine. Vous reconnaîtrez en chacun d'eux les marques d'une sainteté éminente. Le zèle, le courage et la foi sont chez eux à la hauteur du péril 1. » Presque tous ont laissé d'immortels souvenirs dans le cœur de nos populations. Saint Exupère, acheva à Toulouse, l'église commencée en l'honneur du martyr saint Saturnin, premier évêque de cette ville. On lui attribue aussi la dédicace d'un ancien temple de Minerve, changé par lui en une église consacrée à la Mère de Dieu. Marcellus, ou Marcel, si connu dans la future capitale de la monarchie française sous le nom vulgaire de saint Marceau, était né d'une famille pauvre mais chrétienne de Lutèce. Dès l'enfance, on admirait en lui une piété, une modestie, un amour de l'étude qui le recommandèrent à l'affection de Prudens, alors évêque de Paris. Dès cette époque, les églises épiscopales avaient un pœdagogium, où les jeunes gens étaient formés aux lettres et à la vertu. Marcel fut successivement ordonné lecteur, diacre et prêtre par Prudens. A la mort de ce dernier, le clergé et le peuple d'une voix unanime le demandèrent pour évêque. Il fallut vaincre sa résistance et le porter de force sur le trône épiscopal. Avec lui, il y faisait asseoir toutes les vertus. On cite les nombreux miracles obtenus par son intercession. La légende se souvient, en particulier, d'un monstrueux reptile dont il délivra par sa parole les populations épouvantées. Caillet a prétendu qu'il fallait interpréter ici la chronique, et voir dans le seepent tué par saint Marcel à Lutèce, comme dans le dragon de
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1. Paulinus, cit. a Gregorio Turon., Hist. Franc, lib. H, cap. xm ; Patr. lat.t ton). LXXl, col. 210.
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Romanus (saint Romain) à Rouen, un emblème de la barbarie dont les deux thaumaturges furent vainqueurs. Nous n'inclinerions pas volontiers vers cette opinion. Les marais de l'antique Lutèce et ceux des Rothomagi n'étaient point alors transformés, comme ils le furent depuis, par une civilisation quinze fois séculaire. Leurs profondeurs recelaient donc très-certainement et en grand nombre des hôtes farouches, qui devaient souvent jeter la terreur parmi les paisibles habitants des rives de la Seine. La prière des hommes de Dieu était une arme toute puissante. Aux Thébaïdes, elle domptait la fureur des lions; dans les contrées du nord, elle luttait contre les reptiles monstrueux des forêts et des marécages. De là, tant de récits détaillés, mentionnant des victoires de ce genre obtenues sur divers points des Gaules, à cette période de notre histoire. Il est bien vrai que nos évêques remportèrent sur la barbarie des hommes un triomphe pareil. Mais il faut bien comprendre que leur succès si rapide et si universel contre celle-ci, serait inexplicable sans leur caractère de thaumaturges. En refusant de croire aux miracles dont la tradition est unanime à nous entretenir, on se retrouverait en face d'un prodige bien plus incroyable encore : la transformation des barbares accomplie sans miracles.
14. À tous les noms des saints évêques de la Gaule, en cette période de genèse nationale, s'attachent des souvenirs miraculeux. Plus d'une fois la chronique a oublié la date précise de leur inauguration sur le siège illustré par leurs vertus; mais toujours elle transmet les prodiges dont leur vie fut semée. Il en est ainsi notamment d'Aper (saint Èvre), évêque des Leuci Tullorum (Toul). Aujourd'hui encore, malgré les savantes recherches de Muratori, de Baronius, de Tillemont, des auteurs de la Gallia Christiana, et des Bollandistes, il est assez difficile de fixer nettement l'époque de son pontificat, et même de dégager son identité de la foule des nombreux homonymes ses contemporains. Saint Paulin de Nole écrivait, vers l'an 401, une série de lettres que nous avons encore et qui sont adressées à un jurisconsulte célèbre de la ville des Turones (Tours), du nom d'Aper, marié à une patricienne appelée Amanda, lequel touché de la grâce, se convertit, embrassa la foi
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chrétienne, avec sa jeune épouse, et devint prêtre1. Dans le même temps, Sulpice-Sèvère, au troisième de ses dialogues sur la vie de saint Martin, introduit pour interlocuteurs les moines de Marmoutiers Gallus et Aper, le prêtre Évagrius, Sebastianus Agricola, Aetherius, le diacre Calupio et le sous-diacre Amator 2. Faut-il identifier l'Aper de saint Paulin avec celui de Sulpice-Sévère? Première question, qui se complique bientôt par l'apparition d'un autre Aper, auquel Salvien écrit du monastère de Lérins 3. Enfin Sidoine Apollinaire, vers l'an 470, écrivait une lettre, qui nous a de même été conservée, et qui porte pour suscription : Sidonius A pro suo salutem 4. D'après le contexte de cette épître, le nouvel Aper, auquel Sidoine l'adressait, avait eu pour père un Éduen 5 de race patricienne, et pour mère une descendante des Fronto et des Auspicius, les plus nobles des Arvernes. Cet Aper était né lui-même dans la capitale de l'Arvernie (Clermont-Ferrand) et Sidoine Apollinaire lui rend cet hommage qu'en héritant des riches patrimoines de ses aïeux, il faisait revivre les exemples de leur sainteté traditionnelle. Parmi tant de noms identiques, appartenant au même siècle et à la même patrie, on conçoit que la critique savante ait hésité longtemps. La plupart des érudits sont partis du principe absolu que l'un ou l'autre de ces Aper devait être l'évêque des Leuci Tullorum. Nous ne voyons nullement la nécessité d'une pareille identification. Le nom d'Aper était tellement commun dans les Gaules que, dès la fin du troisième siècle, il faisait déjà la fortune de Dioclétien. Dès lors, nous n'avons point à nous étonner du grand nombre d'homonymes que nous venons de rencontrer ici. Aucun d'eux d'ailleurs n'est qualifié du titre d'évêque par les divers correspondants qui leur écrivent. Reste donc à examiner, au point de vue de la tradition locale de Toul et des monuments historiques ou archéologiques de cette ville, la grande figure de saint Aper,
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1 S. Paulin. Nolan., Episl. ïxxvm, xxxix, 44; Palrol. Int., com. LSI, col. 351-336. —2. Sulpic. Sev., Dia/og. ul; Pair, lat., loin. XX, col. 211. — 8 Salvian., Episl. vu; Patr. lat., lova. LUI, col. 187. — * Sidon. Apollic, Epist. xxi, lib. IV; Pair, la!., tom. LV1II, col. 525. — '- Lu capitaV des Eduens, l'ancienne Bibracte, portait déjà le nom d'Augustodunum (Aulaa), qu'elle a conservé.
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son évêque. Ils sont unanimes à le présenter sous des traits complètement distincts des autres personnages que nous venons d'énu-mérer. « Le bienheureux Aper, disent tous les manuscrits locaux, naquit au diocèse d'Augusta Trecarum (Troyes), dans un bourg appelé Tranquillus1. Sa famille, riche et noble, était chrétienne. Il eut une sœur, nommée Apronia2, qui consacra depuis sa virginité au Seigneur. Aper la devança dans cette voie royale du renoncement. Sa jeunesse s'écoula dans l'étude, la prière et les œuvres de charité. Le patrimoine de ses aïeux, passé entre ses mains, devint le trésor des pauvres. Il menait la vie d'un ascète au milieu de ses domaines héréditaires, imitant au fond des Gaules les jeûnes, les veilles, les austérités des moines de la Thébaïde; mais surtout, dit son biographe, épris d'une double passion : l'étude des saintes lettres et les exercices de charité. Sa vigilance était extrême pour éloigner des contrées qu'il habitait les ravages de l'hérésie, les subtilités de l'erreur. La réputation de ses vertus s'étendit au loin. Le clergé et les fidèles de Leuca Tullorum, ayant à pourvoir à la vacance de leur siège, le demandèrent par acclamation pour évêque. Ils vinrent chercher le saint, qui résista d'abord à leurs instances, sans vouloir néanmoins s'y dérober par la fuite. Il avait pour principe que nul ne doit s'ingérer par ambition dans le ministère épiscopal, mais que l'élu du Seigneur serait coupable d'opposer sa volonté propre aux desseins de Dieu. On le prit donc, et on le fit asseoir sur le trône des évêques. Rien ne fut changé dans sa vie, sinon que le théâtre où éclataient ses vertus était plus en évidence. Même humilité, même simplicité dans la parole, les manières, le vêtement, la nourriture, mêmes abstinences, mêmes études. Sauf les miracles qui éclataient comme malgré lui sur son passage, rien au dehors ne trahissait l'éminence d'une sainteté toujours enveloppée d'un
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1 Aujourd'hui Trancault, village d'environ quatre cents âme», canton de M^rcilly-lc-Huyer, arroudisseuient de Nogent-sur-Seine, département de )'Aube.
2. Sainte Apronia est honorée d'un culte public, et sa fête est fixée au 15 juillet. Cf. Bolland., tom. IV Julii, pag. 45. Nous croyons devoir prévenir les lecteurs que nos citations des Acta sanctorum se rapportent toutes à la première édition de cet ouvrage monumental.
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manteau de modestie. Le bienheureux avait coutume de parcourir les provinces et les cités de la Gaule, pour y annoncer la parole du salut et y extirper les restes de la superstition idolâ-trique. Un jour, il exerçait ce ministère sacré dans la ville des Cabillonenses (Chalon-sur-Saône). Le gouverneur Adrianus 1 venait d'incarcérer trois criminels, auxquels l'homme de Dieu, par une vue prophétique, daigna s'intéresser. Il sollicita la permission d'évangéliser les détenus, et poussa l'humilité jusqu'à se jeter aux genoux du magistrat pour vaincre sa résistance. Tout fut inutile. Mais en ce moment les portes du cachot s'ouvrirent d'elles-mêmes, et les trois prisonniers, accourant au milieu d'une foule de spectateurs, se précipitèrent aux pieds du saint évêque, lui présentant leurs chaînes brisées comme un hommage de victoire. A cette vue, le gouverneur, soit émotion, soit violence, soit terreur, fut pris d'un accès de convulsion et ne tarda point à rendre l'âme. Je pourrais, dit le biographe, raconter tous les autres prodiges de la vie du saint évêque, mais ce serait un travail superflu : Nemo unquam sani ca/iilis dubitavcrit eum jduribus aliis signu e/jfulsisse. Eu effet, le chroniqueur anonyme en raconte un autre : «Au sortir de Châlon, dit-il, l'homme de Dieu rencontra un adolescent que l'esprit immonde tourmentait. L'état de ce malheureux offrait quelque chose d'étrange. De sa bouche et de ses narines, comme d'une fournaise, s'échappaient des flammes sulfureuses. Il se tordait dans des convulsions effroyables, se roulait sur le sol, cherchant à mordre tous ceux qui l'approchaient. L'énergumène se précipita à la rencontre du saint évêque, et la foule terrifiée s'écarta au loin. Aper fit le signe de la croix, et s'avança seul, la main droite levée et bénissante, en face de ce furieux. Arrête, lui dit-il. — La bouche écumante, le possédé allait se jeter sur le bienheureux, comme pour le dévorer. Tout à coup, dompté par une force invisible, le démoniaque s'agenouilla devant son libérateur. L'esprit du mal l'avait abandonné pour jamais2.» Nous n'hésitons point à repro-
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1 Ce nom d'Adrianus, cité par les Actes, avait donné lieu à une erreur longtemps accréditée, et qui consistait à placer l'épiscopat de saint Evre sous le règne d'Adrien (117-138). —2 Bolland., Act. sanct., 15 septemb.
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duire ces récits. Il est aujourd'hui de mode de nier les possessions démoniaques. Le christianisme les a en effet rendues plus rares dans nos sociétés modernes. Mais elles étaient fort communes au sein des civilisations idolâtriques. Plaise à Dieu que la vertu intrinsèque du baptême se conserve au milieu de nous, malgré l'apostasie du rationalisme actuel! Le signe de la croix, sous la main des pontifes de l'Église, aura toujours la même vertu; mais il y a, de nos jours, cette différence que notre société, de baptisée qu'elle fut, semble vouloir se faire, je ne dis point païenne, car les païens avaient une foi et un culte, mais matérialiste et athée. Une pareille tendance aboutirait à d'incalculables ruines. Saint Èvre, placé au berceau de notre société française, eut la gloire de la baptiser pour l'immortalité de Jésus-Christ. Une église qu'il avait construite à Toul, et qui porta depuis son nom, était encore célèbre du temps de Frédégaire (VIIIe siècle). Un monastère fameux se groupa autour de cette fondation, et resta, pendant tout le moyen âge, comme le centre religieux de la Lorraine.
45. Les monuments écrits de notre hagiologie gauloise sont loin d'être complets. Le peu que nous savons de saint Aper est dû à une chronique du VIe ou VIIe siècle, conservée par les moines du Der. Les Actes de saint Victricius de Rouen, le contemporain et l'ami de saint Martin de Tours, ne nous sont point parvenus1. Sulpice Sévère raconte que le bienheureux Martin, s'étant rendu dans la ville des Carnutes (Chartres) pour y assister à un concile, on lui présenta une jeune sourde et muette, âgée de douze ans. Les parents, avec cette foi qui, selon le mot de l'Évangile, transporte les montagnes, disaient au bienheureux Martin : « Bénissez notre fille, et elle sera guérie. — Or Martin avait à ses côtés l'évêque des Rothomagi, Victricius. Rien n'est impossible à votre sainteté, lui dit-il. Bénissez cette malade. —Victricius résista par humilité, et Martin, cédant à ses instances, s'agenouilla, fit une prière, et toucha, avec l'huile des exorcismes, les lèvres de la jeune fille, qui recouvra aussitôt la parole 2. » Victricius était donc lui aussi un
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1 Sulpic. Sev., Dialog. m, cap. il; Patrol. lai. 4**a. XX, col. 213. — 2. Bbllaiul., .'le/, siwcl., 17 nugufli.
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thaumaturge. Ce caractère, commun à tous les saints des époques les plus diverses, éclata sans mesure, à ce point précis de histoire où les barbares, envahissant les Gaules, apportaient à l'épiscopat catholique des générations innombrables à convertir. A défaut des actes authentiques de ces illustres évêques, la tradition atteste leurs miracles. C'est ainsi qu'un chroniqueur anonyme, parlant de Yenerandus (saint Vénérand), évêque des Arvernes (Clermont), s'exprime ainsi : « Les témoignages de son éminente sainteté se sont perpétués sans interruption dans le pays qu'il évangélisait. Il avait été inhumé dans la basilique de saint Illidius (Saint-Allyre 1). Les nombreux miracles qui s'opérèrent à son tombeau donnèrent occasion d'élever, sous son vocable, une église où l'on transporta ses reliques. Le concours des fidèles n'a pas cessé, jusqu'à ce jour, dans ce sanctuaire vénéré2. »