Charlemagne 27

Darras tome 18 p. 139


   36. . Charlemagne suivit exactement ce programme. Un capitulaire de l’an 797 supprima la pénalité précédemment portée contre l'idolâtrie. Les lois saxonnes furent respectées en tout ce qui n’était pas contraire à la moralité générale. «Seulement, dit M. Ozanam, le prince y met une réserve qui est la plus belle prérogative des royautés chrétiennes, il s'attribue le droit de faire grâce 2. » Restait a choisir des missionnaires, tels que les désirait Alcuin, des apôtres de la race de Willibrord ou de saint Boniface. Charlemagne eut le bonheur d’en rencontrer deux, un anglo-saxon nommé Willchald et un prêtre originaire du pays des Brisons, mais élevé à l'école d’York, Liudger ou Luidger. L’un et l’autre devait avoir son nom inscrit au catalogue des saints. Willchald, né dans le Northumberland, était de cette noble et studieuse génération que les exemples et les leçons du vénérable Bède firent éclore sur le sol britannique. Saint Anschaire, son troisième successeur, nous a fait connaître les principaux événements de sa vie. « Élevé, dit-il, dès sa plus tendre enfance dans l'étude des lettres divines et humaines, Willehald devint prêtre. C’était le temps où les travaux apostoliques de Willibrord et de saint Boniface chez les peuples idolâtres de la Saxe et 

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1 Alcuin, Epist. xxxm, Pair, lai., tom. XCVIII, col. 188. 2. Ozanam. La cialisation chez les Francs, chap. vi.

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de la Frise commençaient à produire des fruits de conversion et de salut. Willehald au récit de ces missions lointaines sentit son âme s’enflammer d’une noble ardeur. Il sollicita et obtint du roi Northumbre, Ælred ainsi que de l’évêque d’York la permission d'aller dans la Frise dévouer sa vie au salut des idolâtres. Il y arriva en 782, et commença ses prédications à Dockunc, au lieu même où dix-sept ans auparavant saint Boniface avait été martyrisé. Il débuta par l’apostolat des enfants, réunit autour de lui tous ceux qu'il pouvait atteindre, et de proche en proche finit par attirer les enfants des plus grandes familles du pays. Sa douce parole, l’exemple de ses vertus, son admirable dévouement, lui gagnèrent bientôt le cœur de ces jeunes disciples. Par eux son influence grandit dans le cercle de ses relations ; il eut ainsi le bonheur de fonder en ce pays une chrétienté florissante. Sou ambition apostolique s'exaltant avec le succès, il franchit le fleuve Lavers (Lovekc) et pénétra dans la contrée qui se nomme aujourd’hui l'Over-Yssel, tout entière alors peuplée d’idolâtres. Arrêté comme un sacrilège, ennemi des dieux et séducteur des hommes, il fut conduit, pieds et poings liés, au pied de l’idole nationale, en présence d’une foule irritée qui vociférait des cris de mort. Un débat s’engagea sur la question du traitement à faire subir au captif. Les uns disaient que sans discussion il fallait l’égorger; d'autres soutenaient que l'étranger n’avait commis aucun mal. Son seul tort était de ne pas adorer les dieux du pays, mais il avait une autre religion dont nul ne pouvait apprécier la valeur. Il se pouvait que le culte pratiqué par Willehald fut respectable. En ce cas, il fallait se garder de prendre une mesure violente, au risque d'attirer par un sacrilège la colère des dieux. La double opinion fut soutenue de part et d'autre avec une égale chaleur. Dans l’impossibilité d'arriver à un accord, on convint de jouer aux dés la vie ou la mort du captif. Le sort, dirigé ici par la main de Dieu, fut favorable à Willehald, qui fut immédiatement délivré de ses fers, mais à la condition de quitter le pays. A Drontho on il se retira, ses prédications furent d’abord mieux accueillies. Un certain nombre de disciples se convertit à sa voix, mais leur zèle intempestif faillit lui couterla vie. L’un d'eux, dans son ardeur de néophyte,

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eut l’imprudence d’attaquer a coups de pioche un oratoire païen pour le démolir. A cette vue, les barbares accoururent en foule, se saisirent de Willehald, le garrottèrent et sans miséricorde le condamnèrent à mort. Un guerrier tira son glaive et le déchargea de toute sa force sur le cou de la victime. En ce moment Willchald pressait dans ses bras un petit coffret de reliques suspendu à sa poitrine par une courroie de cuir. Le tranchant du glaive coupa en deux le cuir, et s'arrêta sans avoir entame la peau du patient. Les barbares virent une protection surnaturelle dans cette préservation miraculeuse et remirent Willehald en liberté. Tels étaient les antécédents de l’homme de Dieu lorsqu’il fut pour la première fois présenté à Charlemagne. «Depuis longtemps, dit l’hagiographe, le très-glorieux roi Charles luttait contre la race des Saxons qu’il voulait conquérir à la foi chétienne. Toujours endurci, ce peuple simulait une conversion dont il attestait par serment la sincérité, puis il retournait à son antique idolâtrie. Charles apprit par le bruit public les merveilles de courage et de sainteté accomplies par Willehald. Il voulut le connaître, le manda à sa cour et le reçut avec les plus grands honneurs. La conversation de l’homme de Dieu le charmait; il admirait sa patience dans les épreuves, l’inébranlable fermeté de sa foi, la pureté de ses mœurs. Un tel missionnaire lui parut digne de lutter contre la férocité des Saxons. Willehald accepta avec joie le poste de péril où le roi voulait l’envoyer ; et il partit aussitôt pour Wigmodia, la contrée actuelle de Werden et de Brême. Or, continue l’hagiographe, ceci se passait en l’an de l’incarnation du Seigneur 780, quelques mois après d’éclatantes victoires remportées sur les Saxons par Charlemagne. Le nouveau missionnaire fut d’autant mieux accueilli que l’épée du roi des Francs lui avait ouvert le chemin. Des populations entières accouraient pour entendre sa parole et lui demander le baptême. Dans chaque bourgade des églises s’élevaient ; Willehald y établissait des prêtres et organisait les cérémonies du culte chrétien. Mais l’année suivante (781), tout le fruit de ses labeurs fut anéanti en un clin d'œil. Witikind venait de proclamer, dans toute la Saxe le ban de guerre national et l'extermination de tous les ennemis de Teutatès, Le missionnaire averti

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à temps par quelques disciples fidèles put s’embarquer et gagner par mer le pays des Frisons, théâtre de ses premiers labeurs apostoliques. Moins heureux ou plutôt déjà mûrs pour la couronne du ciel, ses collaborateurs, le prêtre Folcard, le comte Emming, le néophyte Benjamin, les clercs Atrebanus et Gerwal furent massacrés en haine du nom de Jésus- Christ. Durant l’effroyable guerre qui suivit la levée de boucliers de Witikind, le pieux missionnaire fit le pèlerinage de Rome. Il fut accueilli à Pavie par le jeune roi Pépin comme un confesseur de la foi. Le vénérable pape Adrien le combla de témoignages d’affection et d’estime. A son retour en France, comme la guerre contre les Saxons durait encore, il se retira au monastère d’Epternarch, près de Trêves, où ceux de ses disciples qui avaient pu échapper à la persécution vinrent le rejoindre. Deux années de retraite et de prières s’écoulèrent ainsi pour le serviteur de Dieu. On conserva longtemps à Epternach un manuscrit des épîtres de saint Paul, fruit des studieux loisirs du missionnaire. Enfin, en 785 la conversion de Witikinld et la soumission des Saxons permirent à Willchald et à ses compagnons d’exil de reprendre leur glorieux ministère. « Le cœur des Saxons était brisé, dit l’hagiographe, mais il n’était pas encore soumis. Willehald fut l’abeille dont la douceur sans aiguillon calma les plus farouches résistances. Le 15 juillet 787, dans une assemblée nationale tenue à Worms, Charlemagne, récompensant enfin tant de labeurs, fit sacrer en sa présence l’humble missionnaire avec le titre d’évêque de Brème. Cette nouvelle dignité ne fit que redoubler le zèle de Willehald. Il sembla que tous ses précédents travaux n'étaient rien en comparaison de ceux qu’il voulait entreprendre encore. Ses mortifications qui déjà étaient excessives ne connurent plus de bornes. Le pape Adrien l'avait cependant obligé à les modérer quelque peu, en le forçant à manger du poisson, mets auquel il avait renoncé, ainsi qu’à toute espèce de viande et de laitage. Du pain et de l’eau composaient uniquement sa boisson et sa nourriture. Chaque jour il célébrait le saint sacrifice de la messe en versant une abondance de larmes, et récitait en entier tous les psaumes. Les peuples de son diocèse, en voyant passer au milieu d'eux ce

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vénérable pontife, croyaient voir Jésus-Christ lui-même en personne. Chrétiens et idolâtres, tous couraient à lui comme à la sainteté vivante. La cathédrale qu’il bâtit à Brême était une construction de bois, plus spacieuse qu’élégante, mais il voulut qu’elle portât le nom de saint Pierre pour attester à tous les âges son dévouement au siège apostolique et sa fidélité au vicaire de Jésus-Christ. Durant une de ses visites pastorales que ni les infirmités ni la vieillesse ne lui firent jamais interrompre, il tomba malade au village de Bleckensée, aujourd’hui Plexem, dans la Frise. Un de ses disciples, nommé Egisrik, agenouillé à son chevet, lui dit en pleurant : « Vénérable père, n’abandonnez pas si tôt le peuple que vous avez conquis à Dieu, ne laissez pas ce troupeau naissant à la fureur des loups. » — «Mon fils, répondit le bienheureux, ne retardez point mon bonheur, ne m’empêchez pas d’aller jouir de la vue de Dieu mon sauveur. Je recommande à sa miséricorde le troupeau dont il m'avait confié la garde, et qu'il saura bien défendre contre les loups ravisseurs. » Après avoir ainsi parlé, les yeux du saint évêque se fermèrent à la clarté du jour mortel, pour s'illuminer aux splendeurs de l’éternité bienheureuse (8 novembre 789)1.


   37. La biographie de saint Luidger n'est pas moins intéressante. « Dans un canton de la Frise où la foi commençait à s’introduire, dit M. Ozanam, la femme d'un chef païen avait mis au monde une fille. L’aïeule, encore païenne, irritée contre sa bru qui ne lui donnait pas de petit-fils, ordonna que l’enfant fut étouffé, comme le permettaient les lois, avant qu’elle eût goûté le lait de sa mère ou la nourriture des hommes. Un esclave l’emporta pour la noyer, et la plongea dans un grand bassin plein d’eau. Mais l’enfant, étendant ses petites mains, se retenait aux bords. Ses cris attirèrent une femme du voisinage, qui l’arracha des mains de l’esclave, l’emporta dans sa maison et lui mouilla les lèvres d’un peu de miel; dès lors les lois ne permettaient pas qu’elle mourût. » Cette enfant grandit, devint chrétienne, se maria et donna le jour à

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1. Anschar. Vit. S. Willehald, Pair, lut., tom. CXVIII, col. 1013-1022.

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saint Luidger. De bonne heure Luidger donna des marques d’une vocation extraordinaire. Les jeux de ses compagnons d’âge n’avaient pour lui aucun attrait. Il ramassait les écorces lisses et les pellicules des arbres, les rattachait ensemble en forme de livres et avec un pinceau trempé dans un liquide colorant, il s’exercait à imiter les caractères des manuscrits. Ses parents l’offrirent à l’évêque d’Utrecht, saint Grégoire, qui le fit instruire dans l’école de son monastère : « Luidger y fit de si rapides progrès dans les lettres divines et humaines qu’on l’envoya aux écoles d’York, où les leçons d’Alcuin attiraient un grand concours de jeunes gens de nations étrangères. Il y passa quatre ans et revint en Frise avec un grand savoir et beaucoup de livres. Alors on l'appliqua à la prédication de l’Évangile dans le canton d’Ostracha. Mais, au milieu des païens, il n’oubliait pas ses amis d’Angleterre. Pendant qu’il bâtissait un oratoire, Alcuin lui adressait des vers pour les inscrire au porche de l'édifice. Vers le même temps, il recevait de l’un de ses condisciples d’York une épitre qui commençait ainsi : « Frère chéri de cet amour divin plus fort que le sang, Luidger que j’aime, puisse la grâce du Christ préserver votre vie. Colonne vivante de la foi parmi les races de la Frise, nos rivages d’Occident ont conservé la mémoire de votre doctrine, de votre éloquence, de votre profond et puissant génie. Ministre de Dieu, quand vous cueillez des gerbes de nouveaux mérites et de gloire, daignez accorder dans vos prières un souvenir pour l’humble poète qui vous destine ces quelques vers. Si vous voulez combler ses vœux, faites-lui parvenir un bâton blanc pareil à celui dont vous vous servez pour vos courses apostoliques. » Après sept ans de missions laborieuses mais fécondes, l’insurrection de Witikind chassa Luidger, comme elle avait chassé Willehald. Luidger fit également dans l’intervalle un pèlerinage ad limina, fut accueilli avec faveur par le pape saint Adrien 1er, et se retira au Mont-Gassin, où il mit à profit ses loisirs forcés pour étudier la règle de saint Benoît, et la rapporter parmi les moines de sa province. A son retour, le roi Charles, qui venait de vaincre les barbares, le chargea d’évangéliser les cinq cantons de la Frise orientale. Luidger les parcourut, renversant

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les idoles et annonçant le vrai Dieu. Ensuite ayant passé dans l’ilc Fositeland, il détruisit les temples qui en faisaient un lien vénéré des nations du Nord, et baptisa les habitants dans les eaux d'une fontaine qu’ils avaient autrefois comme païens adorée. Vers ce temps, comme il voyageait de village en village, et qu’un jour il avait reçu l’hospitalité d’une noble dame, pendant qu’il mangeait avec ses disciples, on lui présenta un aveugle nommé Bernlef, que les gens du pays aimaient, parce qu’il savait bien chanter les récits des anciens temps et les combats des rois. Le serviteur de Dieu le pria de se trouver le lendemain dans un lieu qu’il lui désigna. Le lendemain, quand il aperçut Bernlef, il descendit de cheval, l’emmena à l’écart, entendit sa confession, et, faisant le signe de la croix sur ses yeux, lui demanda s’il voyait. L’aveugle distingua d’abord la main du prêtre, puis les toits et les arbres du hameau voisin. Mais Luidger exigea qu'il cachât ce miracle. Plus tard, il le prit à sa suite pour baptiser les païens, et il lui enseigna des psaumes pour chanter au peuple. Cependant, le roi Charles apprenant le grand bien que Luidger opérait, l’établit à Mimingenford, qui fut depuis Munster, au canton de Suterghau, en Westphalia, et on l’ordonna évêque malgré lui. Alors il éleva des églises, et dans chacune il plaça un prêtre du nombre de ses disciples. Lui-même instruisait tous les jours ceux qu’il destinait aux saints autels, et dont il avait choisi plusieurs parmi les enfants des barbares. Il ne cessait pas non plus d’exhorter le peuple, invitant même les pauvres à sa table, afin de les entretenir plus longtemps. Ses grandes aumônes vidaient les trésors de l’église, jusque-là qu'il fut accusé près de Charlemagne comme dissipateur des biens du clergé. Il se rendit donc à la cour, et comme il s’était mis à prier eu attendant l’heure de l'audience, un officier l’appela. L'évêque, continua sa prière, et se laissa appeler trois fois ; après quoi il obéit. Le prince lui en fit des reproches. « Seigneur, répondit Luidger. Dieu voulait être servi avant les hommes et même avant vous. » Cette réponse suffit à Charles pour juger l’évêque, et il ne voulut plus écouter aucune plainte contre lui. Alors la Westphalie étant devenue chrétienne, le serviteur de Dieu méditait de porter l’Évangile

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gile aux Scandinaves, quand il mourut à Munster le 26 mars de l'an 8091. »


   38. Malgré les pacifiques efforts des missionnaires, les Saxons reprirent encore les armes. Vers 798, dans une insurrection non moins formidable que les précédentes, ils massacrèrent les comtes envoyés pour rendre la justice dans leur pays, et se précipitèrent sur les Obotrites, alliés des Francs. Cinq campagnes consécutives ne suffirent pas pour réduire la révolte. Charlemagne toujours vainqueur ravageait chaque année le territoire de l'ennemi, sans réussir à le pacifier.« Persuadé, dit M. Mignet, que les défaites répétées, les soumissions contraintes, les serments prêtés, les otages reçus ne pourraient jamais rendre assurée la dépendance des Saxons, qui occupait les deux rives de l’Elbe et qui confinaient avec les Danois ses ennemis, il se décida à prendre à leur égard une mesure définitive. Il les transplanta en masse, par tribus et par familles, dans la Gaule et dans l’Italie., et donna leur territoire aux Slaves-Obotrites, qui, depuis plusieurs années, étaient ses fidèles alliés. Depuis lors il n’y eut aucune révolte en Saxe, et cette province demeura paisiblement annexée au nouvel empire d’Occident. Des forteresses et des palais impériaux furent élevés sur divers points de la Germanie, pour servir à la fois à sa défense et à sa civilisation. Les palais de Lippstadt, de Salfz, d’Héristal, sur la Lippe, la Saale et le Weser, furent les principaux. Quant aux forteresses ou Castella, Charles en éleva dans les parties du territoire conquis qui demandaient à être gardées ou protégées. Outre celles qui furent disséminées dans l'intérieur du pays, il construisit sur les bords de la Saale et de l'Elbe, qui lui servait de limites, les castella de Halle et de Magdebourg. Il eut un pont sur l'Elbe fortifié des deux côtés, et au delà de ce fleuve il forma, comme avant-poste, le castrum de Hesfeld, sur la Stoer 2.» Cette transplantation de tout un peuple s'opéra sans difficulté, sans émeute, et, chose plus remarquable encore, sans murmures d’aucune sorte, « Les Saxons, dit un auteur contemporain, ambition- 

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1 Ozanam. La civilisation chez les Francs, p. 266-259.

2 il. Mignet., Introd. de la Germait, dans la société civilisée, p. 122.

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naient l’exil comme une faveur, ils ne regrettèrent nullement leur ciel du Nord, lui préférant de beaucoup les grasses terres du midi qui leur donnaient de riches vêtements, des monceaux de blé, des flots de vin, de l’or en abondance 1.» Ce fut alors qu’au printemps de l’an 803 une réconciliation décisive se fit à l’assemblée de Saltz. Ou y vit, d’une part, Charlemagne avec tout l’éclat du titre impérial qu’il portait depuis trois ans, avec ces grands noms de successeur des Césars et de maître de l’univers ; de l’autre, les hommes nobles de Saxes stipulant pour leur pays. Ils promirent de renoncer au culte des idoles, de recevoir docilement les évêques, dont ils apprendraient ce qu’ils devaient croire, et de payer les dîmes prescrites par la loi de Dieu. En retour, le prince, se réservant seulement le droit de les visiter par ses commissaires et de choisir leurs juges, les affranchit de toute espèce de tribut, leur laissa les lois de leurs pères et tous les honneurs d’une nation libre. Les tribus de la Frise avaient obtenu les mêmes conditions; il leur fut promis qu’on respecterait leur liberté « tant que le vent soufflerait de la nue, tant que le monde resterait debout 2. »


§ IV. Dernières années de Charlemagne


   39. ltien ne manquait alors à la gloire et à la prospérité de Charlemagne. De l’extrémité des îles Britanniques les peuples et les rois lui envoyaient des ambassadeurs pour saluer en sa personne le nouveau César chrétien d’Occident. Le jeune Egbert, roi de Sussex, Eardulf, roi de Northumberland, venaient à Aix-la-Chapelle apprendre de lui le grand art de régner. Les princes des Asturies et les émirs d’Espagne lui envoyaient leurs ambassadeurs jusque dans les forêts de la Saxe et sur les bords de l’Eyder. Alphonse le Chaste faisait un choix parmi les plus riches tapisseries qu’il avait prises au siège de Lisbonne et les offrait à l’empereur. Les Edrisites de Fez lui envoyèrent une ambassade. Mais aucune ne fut pas éclatante que celle d’Haroun-al-Raschid, calife de Bagdad, qui profes-

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1 Poeta Saxo, ad ami. S03. Patr. lat., tom. XCIX» col. 719.

2 hl., Ibid. Cf. Ozanam, loc. cit.

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p148 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (795-81G).


sait la plus grande admiration pour Charlemagne. Après lui avoir fait offrir à Rome les clefs du saint sépulcre et le protectorat de Jérusalem, il lui envoyait, en 802, au fond de la Germanie, cet éléphant, Aboul-Abbas, dont nous avons plus haut raconté l’histoire, et que Charlemagne prit en telle affection qu’il voulait partout s’en faire suivre. On montre encore à Aix-la-Chapelle un cor d’ivoire sculpté provenant de l’une des défenses de ce noble animal. Des singes du Bengale accompagnaient l’éléphant monstrueux. Une merveille de l’art oriental fut surtout fort appréciée, c'était une horloge hydraulique, pourvue d’une aiguille, dont les heures étaient marquées par de petites boules qui rendaient un son en tombant sur un bassin métallique, et par de petits cavaliers qui se présentaient simultanément. Enfin dans des caisses magnifiquement décorées se trouvèrent tant de parfums, dit le chroniqueur, « qu’il semblait qu’on eut épuisé l'Orient pour en remplir l’Occident. » Mais le monarque fut sans doute plus touché de l’hommage que l’adulation orientale rendit à sa gloire : «Votre puissance est grande, ô empereur! lui disait un des envoyés du calife, mais elle est moindre que votre renommée. Nous autres. Arabes et Persans, nous vous craignons plus que notre maître Haroun ! Que dirons-nous des Macédoniens et des Grecs, qui redoutent votre grandeur plus que les flots de la mer d’Ionie ! »


   40. La sagesse du nouveau David, du Salomon chrétien, rappelait à l’imagination des peuples les traits de l’histoire biblique. On eût dit que toutes les grandeurs du passé revivaient à la fois dans la personne de Charlemagne. Un fait en particulier excita vers cette époque l'opinion publique et redoubla l’admiration générale pour l’empereur. Durant son dernier voyage en Italie, Charlemagne avait laissé à Valenciennes l'évêque d’AngouIème Salvius (saint Saulve), qu’un zèle ardent pour la conversion des idolâtres avait attiré sur les frontières du Nord1. Prédicateur infatigable, le saint évêque 

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1 II est prouvé aujourd'hui que le martyre de saint Saulve, placé par dom Houquet à l'époque de Charles Martel, eut très-réellement lieu, ainsi que nous le racontons, dans la première année de l'empire de Charlemagne.

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p149 II. — DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE.


parcourait les villages les plus délaissés, cherchant partout des païens à instruire ou des pécheurs à sauver. Or, à la suite d’une mission de ce genre, Salvius disparut avec le fidèle compagnon qui le suivait dans toutes ses courses apostoliques, et nul ne put retrouver leurs traces. Un crime avait-il été commis? Tout portait à le croire, mais aucun indice révélateur ne se manifestait. Quelques jours après son retour d’Italie, Charlemagne désignait à ses missi dominici le point sur lequel ils devaient porter leurs investigations. Le saint évêque et son compagnon avaient été égorgés le dimanche jour de Pâques par un officier du fisc nommé Winegard qui les avait reçus à sa table. Le meurtrier, séduit par la vue du calice d’or et des ornements précieux de l’évêque, s’était déterminé au crime. Après que ses hôtes eurent quitté sa demeure, il était allé se poster en embuscade sur les bords d'un ruisseau qu’ils devaient franchir avec un complice; il se précipita sur eux, leur trancha la tête et enfouit leur corps dans une étable. On dit que saint Saulve apparut à Charlemagne pour lui révéler tous les détails de ce forfait. Peut-être faut-il ne voir dans ce récit qu’un hommage rendu à la perspicacité de l’empereur qui découvrit les assassins et les punit de mort. La translation des reliques de l’évêque martyr et de son disciple, devenu son compagnon de gloire, eut lieu avec une pompe extraordinaire et un concours immense. L’étable de Beuvrage, où les corps des deux martyrs avaient été recélés, fut transformée en une église paroissiale qui porte encore aujourd’hui le nom de Saint-Saulve.

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