§ V. Prétendue chute du pape Liberius
42. Telles sont ces lettres dont Bossuet crut devoir admettre l'authenticité dans sa Defensio. Il les trouvait cependant « fort mi-sérables. » C'est l'épithète qu'il leur donne jusqu'à trois fois. Mais
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1. Patr. M., tom. cit., col. 693, 694. — 2.
cit., col. 695. 3. ……….
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elles servaient si bien sa thèse qu'il ne voulut pas se priver de leur secours en un temps où il lui était si nécessaire. Toutefois, pour l'honneur de la France, nous devons dire que Pétau, Labbe et Tillemont lui-même, y mirent plus de réserve. Le premier déclara ouvertement que c'étaient là des lettres fabriquées tout d'une pièce par les Ariens; le second, moins affirmalif, se contenta de tenir pour suspecte la nouvelle production; le troisième enregistra les lettres comme simple renseignement, sans oser prendre part, ni pour ni contre. Ce qui rendait le P. Labbe aussi circonspect, c'était que Baronius, dans la première édition de ses Annales, avait inséré la découverte de son ami Lefebvre comme un monument qui tranchait définitivement la question. « Mais, dit Stilting, est-il possible que de tels hommes aient pu un seul instant se laisser duper par ces phrases de laquais? » Hélas! l'indignation de Stilting, si justifiée qu'elle soit, n'empêchera jamais les plus grands génies de se laisser égarer par un premier mouvement de surprise et par le mouvement d'opinion qui se fait d'ordinaire autour d'une découverte pompeusement annoncée, vantée par tous les organes de la publicité et promettant le dernier mot d'une controverse séculaire. La réflexion, le calme et l'examen sérieux viennent ensuite et redressent les premiers écarts d'imagination. Ce fut précisément ce qui arriva à propos des prétendus fragments inédits de saint Hilaire et des lettres de Liberius qui y étaient contenues. Les Bénédictins, dans leur édition des œuvres du grand évêque de Poitiers, les insérèrent comme authentiques. Stilting, en 1757, reprit la question. II démontra que ces prétendues lettres de Liberius étaient une de ces inventions calomnieuses si familières aux Ariens. Nous n'avons pas la prétention de reproduire ici, même en l'analysant, une dissertation qui n'occupe pas moins de cent-vingt colonnes de l'énorme format des Bollandistes 1. Il nous suffira de constater par un fait matériel l'évidente supposition de ces lettres. Le manuscrit d'où les avait tirées Nicolas Lefebvre n'était point, comme il le croyait, unique dans son genre. Stilting retrouva
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1 Bolland., Acta de sancto Liberio, tom. VI, septemb., pag. 572-633.
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beaucoup d'autres copies des prétendues lettres pontificales dans les diverses bibliothèques de l'Europe. Or chacune de ces copies renfermait des additions ou des lacunes considérables et toutes différentes entre elles. En sorte qu'aujourd'hui même il serait impossible de démêler quelle fut la rédaction primitive de ces morceaux apocryphes. Vraisemblablement chaque Arien, en les transcrivant, y ajoutait ou y retranchait à sa fantaisie pour les accentuer mieux à sa guise. Quant aux impossibilités matérielles dont elles fourmillent, le lecteur les apercevra lui-même sans qu'il nous soit besoin d'autre chose que de les indiquer. Ainsi saint Athanase atteste authentiquement que Liberius ne l'a jamais condamné. Or les prétendues lettres ne disent pas seulement le contraire, mais elles affirment qu'un concile de Campanie, réuni à l'instigation de Liberius, condamna le patriarche d'Alexandrie. De ce concile nulle trace ne se retrouve dans l'histoire, par la raison fort simple que le temps même n'eût pas permis de le réunir entre la double persécution arienne de Constance et païenne de Julien l'Apostat, qui se succédèrent sans intervalle. Les prétendues lettre de Liberius prennent à témoin tout le presbyterium romain que ce pape, avant de partir en exil, avait adressé à toute la catholi-cité des lettres portant condamnation d'Athanase. Or Liberius ne fut envoyé en exil qu'après son dialogue parfaitement historique avec Constance, c'est-à-dire uniquement pour n'avoir pas voulu souscrire la condamnation d'Athanase. Loin que le clergé romain pût être pris à témoin d'un acte de faiblesse pontificale commis à cette époque, toute la ville savait que Liberius avait énergiquement résisté à l'empereur, et l'émeute du cirque non moins que la députation des dames romaines le prouvent surabondamment. Nous ne voulons point insister sur le style des prétendues lettres. De l'aveu de tous, il ne saurait être plus pitoyable. Et pourtant les mêmes critiques qui se refusaient à accepter les Décrélales des papes eurent le courage de soutenir l'authenticité de ces rapsodies impossibles, absurdes, infâmes, et de les attribuer sans difficulté à Liberius. Si le lecteur veut prendre la peine de les confronter avec les pièces authentiques de ce pape, dont nous avons succès-
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sivement donné la traduction, il comprendra bientôt pourquoi la science actuelle a cassé le jugement du XVIIe siècle et proclamé la parfaite innocence de Liberius. La Chronique de saint Jérôme semblait cependant autoriser la croyance à la chute de ce pontife par un texte précis dont Bossuet prétendait tirer un argument péremptoire. Stilting, en examinant plus à fond cette question particulière, démontra que le passage de la Chronique de saint Jérôme, relatif à Liberius, manquait dans les exemplaires les plus anciens et les plus autorisés de cet ouvrage. Le fait mis en regard de la contradiction flagrante qui résulte de l'admission du pape saint Liberius dans le Martyrologe hiéronymien prend une impor- tance capitale. Il est hors de doute que la mention de la chute de saint Liberius dans la Chronique de saint Jérôme est une adjonction posthume, faite par les divers copistes d'après la tradition arienne et que dès lors ce passage n'émane point réellement, comme on l'avait cru, de la plume du grand docteur.
43. Les deux découvertes des Acta Eusebii et des trois prétendues lettres de saint Liberius, ne nous ont donc apporté que des monuments ariens, exactement comme les Philosophumma ne nous avaient fourni que le mémoire schismatique rédigé par un antipape contre saint Calliste. Surviendra-t-il à ces deux pamphlets une contrepartie? Nous ne le savons, mais ce nous est une joie de l'espérer. Si dans quelqu'une des bibliothèques de l'Europe, un paléographe retrouvait jamais la suite des Gesta Liberii, il aurait rendu à la science ecclésiastique un service signalé. En attendant, l'archéologie romaine a découvert dans un monument lapidaire du IVe siècle, aujourd'hui déposé au musée chrétien du Latran, fondé par Pie IX et confié à l'habile direction de l'illustre épigraphiste M. de Rossi, la confirmation péremptoire quoiqu'indirecte de l'innocence du pape Liberius. Nous voulons parler d'un sarcophage dont les sculptures sont depuis quelques années devenues célèbres dans tout le monde savant. Le symbolisme chrétien issu des catacombes a inspiré tous les artistes catholiques, depuis ceux qui dans les cryptes contemporaines des apôtres Pierre et Paul, représentaient sous la forme du phénix le dogme de l'immortalité, ou
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sous l'emblème d'Orphée la puissance régénératrice de l'Évangile, jusqu'à ceux qui dans nos cathédrales gothiques reproduisaient en pierre l'image vivante de Jésus crucifié. Or, dans le sarcophage du Latran très-certainemant exécuté dans la seconde période du IVe siècle, c'est-à-dire vers l'an 300, date de la prétendue chute du pape Liberius, la primauté et l'indéfectibilité du siège de saint Pierre sont retracées sous des images si saisissantes qu'il est impossible de n'y pas voir une protestation énergique contre les calomnies accumulées par les Ariens contre Liberius. Le sculpteur a représenté Notre-Seigneur Jésus-Christ donnant à Pierre la verge de Moïse, c'est-à-dire la plénitude de l'autorité administrative, judiciaire et doctrinale. Ce ne sont plus seulement les clefs, cet emblème évangélique, que l'artiste figure ici. On aurait pu interpréter en un sens trop uniquement spirituel cet épisode de la tradition des clefs. Pour qu'il n'y ait pas de méprise, la verge miraculeuse est le symbole choisi. Pierre, entouré des apôtres ses frères, reçoit seul des mains du Sauveur cet insigne d'une autorité qui n'a point d'égale dans le monde. Il la prend en main, et immédiatement un second groupe lapidaire nous apprend l'usage qu'il en fait. Pierre, debout devant un immense rocher, tenant la main gauche enveloppée dans le pallium où il a reçu les clefs du ciel, tient de la main droite la verge miraculeuse. Il en frappe la pierre stérile d'où jaillissent aussitôt des sources d'eaux vives. Au courant de ces ondes salutaires de la doctrine et de la vérité, viennent boire, en se prosternant, des multitudes de tout âge, de tout sexe, de toute condition. Cependant Pierre tient toujours élevée la verge du miracle, la verge de la puissance. Voilà comment les contem- porains de saint Liberius jugeaient la question de l'indéfectibilité souveraine et de l'infaillibilité doctrinale des successeurs de saint Pierre1.
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'10 Mozzoni, Tavole cronolorjieke délia sloria délia Chiesa, secolo îvv nota 28.