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25. Le comte de Falloux avait essayé, paraît-il, de certaines phrases à effet ; devant l’anathème du Pape, il déclara n'avoir rien dit. Montalembert, affaibli par la maladie et exaspéré, écrivit aussi beaucoup de choses déplaisantes et malséantes; par là qu'il se déclarait soumis, nous les oublions pour ne nous rappeler que de ses services. Des amis du premier degré voulaient offrir, à l'évêque d'Orléans, une adresse et une crosse, armée par en bas d'un bec de fer: le prélat refusa ces hommages plus bruyants qu'utiles. Mais, de sa personne, il donna avec force,
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d'abord par des mandements de service, puis par des Observations contre l'infaillibilité et par un avertissement donné à Louis Veuillot, rédacteur un chef de l'Univers. Pour l'avertissement, l'évêque d'Orléans n'avait aucune qualité à l'intimer à un diocésain de Paris ; il lui reprochait ses excès de doctrine, son intrusion dans les affaires les plus délicates, ses injures à ses frères et la solidarité qu'il imposait à l'Eglise pour ses idées les plus personnelles : reproches surannés et frivoles que le prélat eut du d'abord s'adresser à lui-même. Dans les Observations, il combattait l'opportunité en alléguant les difficultés qui s’opposaient à la définition de l'infaillibilité pontificale; il tirait ces difficultés du fond de la question, des faits passés, de l'état des esprits, des notions de fait et de droit qu'implique la définition ex cathedra. Cette brochure sans théologie et fort passionnée prenait à parti d'éminents défenseurs de l'Eglise, Victor Dechamps, Henri Manning, Georges Philipps, Ward et plusieurs autres. Par le fait, elle donnait une tête épiscopale à ce mouvement factice d'opposition au Concile, et fournissait à tous les mécréants, des prétextes plutôt que des raisons pour ne pas accepter une définition éventuelle. Dans le fond, elle ne contestait pas seulement l'opportunité, elle atteignait l'infaillibilité. Dans la réalité, elle posait mal la question : il ne s'agissait pas précisément de l'infaillibilité, mais de la constitution de l'Eglise; il s'agissait de savoir où se trouve, dans l'Eglise, le souverain pouvoir, la plénitude de puissance qui régit l'Eglise universelle, et cette plénitude appartient au Pape. De plus, Dupanloup amassait, autour de l'infaillibilité, de vains nuages, les mots de dogme nouveau, d'infaillibilité personnelle et séparée, des digressions inutiles sur Libère, Vigile et Honorius, le romanisme insensé de l'infaillibilité privée du Pape, des difficultés illusoires sur la position des évêques dans l'Eglise après la définition et l'inutilité ultérieure des conciles. Sans doute, l'infaillibilité pontificale a bien ses profondeurs idéologiques; mais enfin il n'est pas difficile de comprendre qu'une définition ex Cathedra vient du Pape comme Pape, qu'elle s'adresse à l'Eglise
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universelle et lui propose à croire, comme dogme, une vérité contenue dans le dépôt de la révolution. Cet évêque, plus passionné qu'aveugle, ne s'emportait que plus vivement par exemple contre le projet de définition par acclamation, qui n'exista jamais que dans son esprit, et contre l'ingérence de quelques journalistes coupables à ses yeux d'avoir posé, je veux dire créé la question, comme si la question de l'infaillibilité n'avait pas été posée, agitée, éclairée, résolue depuis 1682.
Jusque là cependant, Dupanloup n'était qu'un controversiste bruyant, maladroit et sans grande valeur. Où il devient plus coupable, c'est quand il jette, lui évêque, aux passions d'une foule incompétente, ces ridicules paralogismes, raisons à ses yeux, mais qu'il devait présenter au concile, où elles auraient reçu leur châtiment ou leur récompense. Où il devient tout à fait répréhensible, c'est quand cette brochure est traduite par ses soins dans toutes les langues de la civilisation, propagée en Europe et en Amérique, envoyée à tous les évêques pour former une sorte d'anté-concile, jetée à tous les échos de la presse pour fomenter le schisme et semer l'hérésie. On a posé la question de savoir si toutes ces brochures qui n'en sont qu'une, la brochure omnilingue contre les difficultés inouïes de l'infaillibilité était l'œuvre de Dœllinger ou de Dupanloup. On a dit qu'elle n'était pas de Dupanloup, dénué de toute théologie et incapable de dresser cette thèse diabolique ; on a dit qu'elle était de Dupanloup, seul capable de répandre ainsi cette brochure et de soulever cette tempête. Les deux sentiments peuvent se concilier : Dœllinger a fort bien pu donner, à la thèse, la première forme scientifique; Dupanloup lui souffler le vent qui la rendait légère et le feu qui la rendait dangereuse. Le fait certain, c'est qu'il y avait, entre ces deux hommes, partie liée; on sait que Dupanloup visita Dœllinger. «Au moment décisif, avait dit l'adresse de Coblentz, les représentants les plus autorisés des nations allemande et française sauront faire valoir l'idée de la restauration sur les anciennes bases de l'organisation catholique et donneront, à cette idée, une forme déterminée et convena-
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ble. » La brochure hérétique et schismatique contre l'infaillibilité est le fruit exclusif et seul possible de ce concert. Doellinger en donna la preuve lorsque, dans son Mercure, il accusa, sans réplique à craindre, Dupanloup et Montaletnbert de l'avoir lâchement abandonné dans sa révolte contre Rome, aboutissement logique de cette campagne contre l'infaillibilté. Après l'ouverture du Concile, l'évêque d'Orléans continua, par lui-même et par d'autres, cette scandaleuse campagne contre l'infaillibilité; il prit notamment à partie, en dehors du Concile, les archevêques de Malines, de Westminster et de Baltimore, adversaires dangereux pour un si frivole athlète; il délayait fort inopportunément ses bouillons contre l'opportunité ; à grand renfort de phrases échauffées, il pronostiquait les ouragans qu'il provoquait et les schismes dont il se faisait le coupable promoteur. Parmi les gens de rien qu'il déchaîna contre le concile, on cite un de ses grands vicaires, auteur d'une dissertation latine sur les péchés mortels que commettrait un évêque votant l'infaillibilité; et le P. Gratry, de l'Académie française, ci-devant Oratorien, qui écrivit quatre lettres, pour la défense de l'évêque d'Orléans. Le P. Gratry, controversiste décidé contre les radicaux, auteur d'ouvrages philosophiques intéressants pour les gens du monde, ne s'était jamais occupé d'histoire et n'était pas homme à s'y pousser. Des malfaiteurs lui mirent sous la main des textes qu'ils avaient racolé un peu partout, sans aucune bonne foi. Le P. Gratry, les prit de confiance et se mit à déclamer fort étourdiment contre Honorius, les fausses Décrétales, le Thésaurus grec, et l'école de mensonge qu'il accusait d'avoir falsifié le Bréviaire Romain. C'en était trop. L'évêque de Strasbourg, André Roess, condamna ces lettres comme renfermant des propositions fausses, scandaleuses, outrageantes pour l'Eglise, ouvrant la voie à des erreurs déjà condamnées par les Souverains Pontifes, téméraires et sentant l'hérésie. Une vingtaine d'évêques français adhérèrent publiquement à cette condamnation ; les autres y adhérèrent mo-
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ralement. Gratry s'arrêta, mais ne se rétracta que plus tard, un peu avant de mourir.
20. Ainsi, pour ne parler que de la France, le gouvernement se montra, contre le concile, plus révolutionnaire que catholique et plus allemand que français. La faction gallicane et libérale, réchauffée par ce gouvernement qu'elle courtisait plus par intérêt que par sympathie, essayait de donner, à l'empire, une transformation libérale, et, au gallicanisme, un renouveau. A part ces exceptions, plus bruyantes que fondées, les fidèles, le clergé et les évêques, professaient sur le Syllabus et l'infaillibilité, la même doctrine que les autres régions de la chrétienté. Pour le comprendre, il suffit de rappeler tous les grands travaux des Lamennais, des Gousset, des Guéranger, des Gerbet, des Salinis, des Rohrbacher et de tant d'autres qui, depuis quarante ans, aux applaudissements du peuple chrétien, battaient en brèche les vieux postes du gallicanisme; il suffirait à la rigueur de rappeler le serment du sacre qui lie les évêques au Pape, les oblige de défendre son autorité, ses droits, ses privilèges. Dans les précédentes épreuves de nos églises, Soardi, Barruel, Villecourt avaient recueilli les témoignages de nos évêques, pour les montrer fidèles aux vieilles traditions de la France et les opposer aux aberrations du gallicanisme. En ce moment, sur le seuil du Concile, les Plantier, les Pie, les Delalle, les Mabille, les Latour d'Auvergne, les Desprez, les Fillion, les Caverot font écho aux déclarations des évêques du XVIIIe et du XVIIe siècle, aux doctrines de la Scolastique, aux témoignages des Pères depuis saint Bernard jusqu'à saint Irénée. C'est la plus constante de toutes les traditions de la France; Bossuet lui-même, malgré ses heures de faiblesse, n'y fait pas, autant qu'on le dit communément, exception.
Parmi ces évêques, deux, l'évêque de Nîmes et l'archevêque de Bourges composèrent même des ouvrages de longue haleine ; les archevêques de Malines et de Westminster, Victor Dechamps et Edward Manning, sans compter leur participation à la polémique, publièrent aussi d'excellents ouvrages. Parmi les prêtres
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et les
laïques, l'Eglise trouva d'ailleurs de vaillants champions. Sans compter les
rédacteurs de L'Univers, jour et
nuit sur la brèche, qui donnèrent les plus belles marques de piété envers le
Saint-Siège, il faut citer ici avec honneur Joseph Chantrel, Théodore
Rambouillet, Michel Maupied, Amédée de Margerie, le jésuite Hamière, et le bénédictin Guéranger(l). Tous répondirent aux allégations des adversaires, avec
autant de solidité que d'éloquence;
l'abbé de Solesmes, avec l'autorité de
sa haute science, leur porta des coups plus décisifs; un peu plus tard, quoique souffrant, il composa sur la Monarchie pontificale, un livre dont
la lumineuse argumentation dissipa les dernières incertitudes du concile.
27. Si quelque chose avait pu dessiller les yeux des gallicans et des libéraux, c'était l'attitude hostile de tous les ennemis de l'Eglise. Pour placer son estime à bon escient, il faut voir de quel côté vont les gens de bien; là où vont les méchants, il est clair qu'on ne sert pas la vérité, la vertu et la justice. Or, sans parler des gouvernements hérétiques, schismatiques ou rationalistes, tous très décidés contre le Concile, tous les partisans de l'impiété jettaient feu et flamme contre la résolution de Pie IX. L'assemblée générale du Grand-Orient de France, réunie en juillet 1869, discuta la proposition de réunir, pour le 8 décembre, un couvent maçonnique et de proclamer, contre le Concile, les
grands principes du droit humain qui sont la base de la franc-maçonnerie. Le grand maître de la franc-maçonnerie italienne exprimait les mêmes sentiments qui avaient prévalu en France. Un peu auparavant, Joseph Ricciardi, député au parlement italien, lançait à tous les vents son adresse aux libres penseurs de toutes les nations. Ces libres penseurs étaient conviés à une grande assemblée qui se tiendrait à Naples, le jour de l'ouverture du Concile, à l'effet de constituer une puissante association humanitaire, fondée sur le principe du libre examen. « Que le 8 décembre, disait-il emphatiquement, dans les deux prin-
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(1) L'adversaire le plus décidé de Dupanloup fut l'empereur de Russie qui fit publier, pour les besoins du schisme, ses Observations, à des milliers d'exemplaires.
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cipales villes de l'Italie, le monde contemple, d'une part la vérité et la raison, de l'autre l'aveuglement et le mensonge, ce qui veut dire que tout en renouvelant notre déclaration de guerre éternelle à la papauté, nous nous garderons bien d'opposer un nouveau Credo à celui que Rome patronne... Nous nous appuierons d'un côté sur le principe sacré de la liberté de conscience, de l'autre sur les principes immuables de la morale, de cette morale que l'on ne fait pas découler de tel ou tel système de théologie, mais qui est fondée exclusivement sur la raison et le bon sens de tout homme resté libre de la triste influence du prêtre... toutefois il nous faut joindre aux paroles les actes... nous, libres penseurs, qui désirons par dessus tout le bien-être universel, nous prendrons pour devise : Charité et instruction. Nouvelle franc-maçonnerie, nous ferons tous nos efforts pour exercer la charité de deux manières : 1° en procurant du travail à toute personne valide qui en aura cherché inutilement; 2° en procurant la subsistance de quiconque serait incapable d'y pourvoir en travaillant. Quant à l'instruction, ce pain de l'âme, notre association devra s'efforcer d'y faire participer lout le monde. C'est nous qui sommes les vrais disciples de Jésus-Christ. » Ailleurs le même Ricciardi déclarait que le premier point de son programme, c'était une guerre implacable à la papauté et aux superstitions de toute nature; c'est là justement, ajoutait-il, un des fruits de la franc-maçonnerie.
28. Ce projet toutefois ne fut pas admis sans contestation. Les prudents des loges craignaient que cette assemblée ne découvrit trop le but des sociétés secrètes toutes armées contre l'Eglise et n'inspirât crainte aux conservateurs; ils craignaient aussi qu'en face de l'Eglise, une par son dogme, sa morale, son culte, sa discipline, l'opposition fanatique des idées révolutionnaires ne vînt les couvrir de confusion et les convaincre d'impuissance: ils craignaient enfin que les orateurs ne dépassassent toute mesure et ne fissent avorter l'oeuvre par l'intervention du pouvoir civil, ou sous un coup de sifflet. Mais quand les passions parlent, la prudence n'est plus écoutée. L'ancien vénérable
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d'une loge maçonnique, Sbarbaro vint rassurer les censeurs de Ricciardi. « Quand, dit-il, des hommes tels que Michelet, Quinet, Garibaldi, etc, etc, se sont approprié une idée émise par un citoyen aussi honorable que Ricciardi ; quand les plus mortels ennemis de Rome, oubliant les divergences de doctrine qui les séparent, se sont tous réunis dans une pensée de protestation contre le Concile; quand une grande partie de la démocratie de l'Amérique et de l'Europe a vivement applaudi à l'anti-concile; quand les feuilles de sacristie l'accablent de leurs insultes et de leurs moqueries, le moment me semble bien mal choisi pour tourner en dérision une œuvre ridiculisée et maudite par l'Eglise. L'appel de Ricciardi ne resta pas sans écho. Adhérèrent à l'anti-concile : 62 loges maçonniques italiennes et étrangères, 34 sociétés ouvrières, 25 associations italiennes, 25 associations étrangères, 63 groupes de libres penseurs italiens et 27 étrangers. Il y eut quelques milliers d'adhésions individuelles; la plupart sont des actes d'impiété, de haine et même de fureur contre l'Eglise Romaine et contre toute religion; par leurs conséquences possibles, ce sont purement et simplement des programmes de brigandage. Au jour dit, environ trois cents libres penseurs se réunirent à Naples. L'anti-concile n'eut que deux séances : on ne peut bien les comparer qu'au cratère du Vésuve et à l'éruption de sa lave, quand le Vésuve entre en fureur. II ne peut rien s'imaginer de plus monstrueux et de plus sot. On peut croire que les libres penseurs eurent conscience du ridicule auquel ils s'étaient exposés et allèrent gaiement, plusieurs du moins, au devant d'un arrêt de dissolution. A la seconde séance, l'inspecteur de police lut la déclaration suivante : « Comme on est sorti du domaine de la philosophie pour entrer dans celui du socialisme, en faisant des vœux pour la destruction de l'ordre actuel, au nom de la loi, je déclare l'assemblée dissoute. » l'anti-Concile s'en allait en fumée (1).
Nous venons de voir l'œuvre du Diable; il est temps de venir à l'œuvre de Dieu.
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(1) Mgr Cecconi, Histoire du Concile du Vatican, t. II, pa6sim.