Darras tome 24 p. 4
§ I. Les conciliabules schismatiques.
1. La conquête de Jérusalem par l'armée de la croisade souleva dans toute l'Europe un immense enthousiasme. Les routes qui conduisaient à la sainte Sion se couvrirent de nouveaux pèlerins, allant prier au tombeau du Sauveur. Les moines, les abbés, les
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religieuses elles-mêmes demandaient la faveur d'échanger leurs cloîtres d'Italie, de France, d'Allemagne, d'Angleterre, pour habiter ceux que la ferveur monastique élevait en Palestine, aux lieux consacrés par les souvenirs évangéliques de l'Incarnation et de la Rédemption. Au cours même de l'expédition sainte, ce pieux mouvement s'était manifesté avec une généreuse ardeur. Urbain II l'avait restreint dans de sages proportions. Il s'était réservé à lui-même, ou aux légats apostoliques ses représentants, les autorisations nécessaires. Ce fut ainsi qu'il permit en 1097 à Gébéhard, abbé de Schaffouse, de résigner sa charge, pour conduire un renfort de croisés à l'armée de Godefroi de Bouillon. Gébéhard eut l'honneur d'être attaché à la garde du Saint-Sépulcre après la conquête de Jérusalem ; il termina sa vie mortelle près du glorieux tombeau 1. Robert le Moine, dont nous avons si souvent reproduit les récits dans l'histoire de la croisade2, était abbé du monastère de Saint-Remi de Reims. Une élection régulière l'avait appelé de Marmoutiers, où il était simple religieux, à la dignité abbatiale de Saint-Remi. En cette qualité, il siégea au concile de Clermont et en souscrivit les actes. Cependant par un singulier abus de pouvoir, son ancien abbé de Marmoutiers, Bernard, prétendit conserver sur lui sa juridiction : il le cita à son tribunal pour y rendre compte de l'administration du monastère de Saint-Remi de Reims. Robert ne pouvait ni ne devait obéir à un ordre si manifestement injuste. Mais Bernard, obstiné dans ses tyranniques exigences, lança une sentence d'excommunication contre lui. L'archevêque de Reims, Manassès II, et quelques-uns de ses suffragants prirent parti contre Robert. Dans un concile provincial, ils déclarèrent que l'ancien moine de Marmoutiers relevait toujours de la juridiction de son premier supérieur. Vainement Lambert évêque d'Arras protesta contre cette décision anticanonique. Robert en appela au saint-siége, et partit pour Rome afin d'y soutenir sa cause. Urbain II cassa la sentence du concile de Reims et rétablit l'abbé de Saint-Remi dans tous ses
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1 Urban. II vitn. cap. ccciii; Patr. Int., t. CLI, col. 232.
2 Tom. XXIII, chap. iv et v de cette Histoire.
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droits. « Par le fait de sa consécration abbatiale, disait-il, Robert a été émancipé vis-à-vis de l'abbé de Marmoutiers ; il ne relève plus de sa juridiction. » Malgré la sentence apostolique, Robert à son retour d'Italie ne put se faire ouvrir les portes du monastère de Saint-Remi. Il obtint d'Urbain II la permission de suivre les croisés en Orient, et se constitua leur historiographe. Revenu à Reims, après avoir pris sa part des dangers et des gloires de la première croisade, il y trouva les mêmes haines; les mêmes animosités toujours implacables. Un nouvel abbé, du nom de Burchard, s'était mis en possession de la chaire abbatiale 1. Robert se retira, comme un simple moine, au prieuré de Senuc, et y écrivit, sous le titre de Historia Hierosolymitana , le récit des exploits dont il avait été acteur et témoin. Ce livre valut à son nom une immortalité mille fois préférable au médiocre honneur de gouverner des moines indociles, aujourd'hui complètement oubliés2.
2. Ces faits exorbitants, qui révoltent après coup la conscience de l'historien, prouvent à quel point l'Europe chrétienne avait alors besoin de l'autorité toujours vigilante quoique toujours persécutée des souverains pontifes. La croisade entreprise par Urbain II pour le rétablissement de la discipline, le triomphe de la justice, l'abolition de la simonie et des investitures, ne devait pas être si promptement terminée que celle de Godefroi de Bouillon. L'empereur excommunié Henri IV était, nous l'avons vu 3, réduit à l'impuissance : mais son antipape Wibert de Ravenne, bien que successivement chassé de Rome, dépossédé du Château-Saint-Ange et de la forteresse d'Albe, se maintenait toujours en Lombardie où il conservait de nombreux partisans. Ses bandes armées gardaient les défilés des Alpes et attaquaient les pèlerins
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1. Urban. II oitn, cap. cccin. col. 229.
2. Robert s'intitule humblement «moine de Saint-Remi au diocèse de Reims. « Il ajoute dans la préface ces deux modestes renseignements personnels : Si quis nffectat scire lucvm quo hœc historia composita fuerit, sci'tt esse claustrum ciijusdnm celles sancti Remigii constitutss in epUcopotu Remensi. Si nomen (ntetoris exigitur qui eam composait , Robertus appellatur. (Puh: Int., t. CLV, col. 670.)
3 Cf. t. XXIII, p. 379 de cette Histoire.
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catholiques. Malgré les efforts du jeune roi Conrad et de la comtesse Mathilde, il tenait en 1097 deux conciliabules, l'un à Faënza, l'autre à Verceil. Voici en quels termes il s'adressait alors à Rothard, archevêque de Mayence, qui avait abjuré le parti du schisme et embrassé l'obédience d'Urbain II. «Clément évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son frère et coévêque de Mayence, salut et bénédiction apostolique. — Nous avons, il y a quelque temps, délégué notre frère l'évêque de Faënza1 pour vous prier spécialement, et au besoin vous enjoindre, en vertu de la sainte obéissance, de vous rendre au concile indiqué dans sa ville épiscopale afin de délibérer sur les graves affaires de l'Église universelle. Vous aviez d'abord promis votre concours, puis vous nous avez fait dénoncer votre refus, sous prétexte qu'un de vos agents vous aurait informé que nous vous dispensions de ce voyage. Notre indignation à cette nouvelle fut au comble. Votre revirement a jeté la perturbation dans les esprits et compromis le succès de notre assemblée. Tous vos suffragants prétendent en effet régler leur conduite sur la vôtre. Chacun d'eux répond invariablement: «Ce que fera le métropolitain, je le ferai moi-même. » Le mensonge dont votre agent s'est rendu coupable constitue une trahison aussi infâme que nuisible à la sainte et universelle Église. En vertu de notre autorité apostolique, nous interdisons à ce prêtre indigne la célébration des divins mystères, jusqu'à ce qu'il soit venu faire entre nos mains une entière satisfaction pour son crime. S'il n'a point comparu devant nous d'ici à la Saint-Michel (29 septembre 1097), il sera frappé d'une excommunication définitive. Nous vous ordonnons sous la même peine de vous présenter vous-même au synode que nous tiendrons à Verceil en la prochaine fête de saint Denys (3 octobre 1097). Ayez soin d'y convoquer tous vos suffragants2. »
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1 L'évêque de Faënza se nommait Ruoppert, ainsi que nous l'apprend une autre bulle de l'antipape Clément III, datée du 11 des calendes d'août (30 juillet 1099). (Cf. Jaffé, Regest. pontifie. Rom., p. 447.)
2 Clément. III, pseudop., Epist. ix; Potr. lot., t. CXLVIII, col. 841.
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3. Les foudres de l'antipape n'effrayèrent point l'archevêque de Mayence, qui ne se rendit pas plus à Verceil qu’à Faenza. La saine partie de l'épiscopat allemand se dégageait donc peu à peu des liens du schisme. Ceux des évêques qui s'en étaient jusque-là montrés les plus ardents fauteurs commençaient à hésiter dans une voie où ils ne se sentaient soutenus ni par l'opinion publique, ni par la puissance désormais anéantie de l'empereur excommunié. Ruotpert, évêque de Bamberg, l'un de leurs coryphées, était lui-même chancelant; et le pseudo-Clément III cherchait à le raffermir par la lettre suivante : « C'est avec grande joie que nous avons appris le zèle déployé par vous pour la cause de la justice ; vous luttez avec éloquence contre nos ennemis, contre les démolisseurs de l'Église; nous vous rendons à ce sujet les plus vives actions de grâces. Mais depuis longtemps vous avez cessé d'acquitter les droits que l'église Romaine possède en votre diocèse, et vous les retenez injustement à votre profit. Si nous n'avons pas réclamé plus tôt, ce n'est point par oubli, mais uniquement parce que nous préférions attendre de votre part un gage spontané d'obédience, sans en urger nous-même la remise. Notre patience est restée inutile. Nous vous avertissons donc et vous ordonnons formellement d'avoir à payer les sommes qui nous sont dues, et de restituer sans délai ce que vous avez eu la témérité de détenir injustement. Si vous ne le faites, nous en appellerons à l'empereur, notre avoué, advocato nostro imperatori 1; nous porterons, par nos légats et par nos lettres apostoliques, à la connaissance de tous nos frères et coévêques, le sujet de nos légitimes plaintes. L'archevêque de Mayence dont vous nous avez dénoncé la conduite criminelle a été ajourné par nous au prochain concile de Verceil, pour l'époque des fêtes de saint Michel et de saint Denys. Ne manquez pas de vous y trouver avec les autres évêques vos frères, afin d'y soutenir en sa présence les accusations formulées
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1 On sait que ce titre de voué ou avoué était passé dans le langage usuel, au moyen âge, pour désigner les seigneurs laïques attachés officiellement à la vouerie ou défense extérieure des églises et des monastères. Jamais cependant pareil titre ne fut donné par un pape légitime à aucun empereur.
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contre lui. On nous a informé que, pour je ne sais quel motif, certains évêques de Germanie ont autorisé des Juifs qui avaient reçu le baptême à abjurer la foi chrétienne et à retourner au judaïsme. C'est là un fait inouï et vraiment abominable. Au nom de Dieu, nous vous enjoignons à vous et aux évêques nos frères de réparer au plus tôt ce scandale, vous conformant sur ce point aux règles canoniques et à l'enseignement des Pères, sans laisser profaner le sacrement de la régénération et la salutaire invocation du nom de Jésus-Christ 1. » Le fait « inouï et vraiment abominable » dont se plaint si vertueusement l'antipape, se rattachait au massacre des Juifs, organisé en Allemagne par les bandes des imposteurs schismatiques Gothescalc, Polcmar et Emicho. Dans sa mansuétude évangélique, Wibert de Ravenne maintenait comme irrévocables les mesures de terreur inspirées aux assassins par une politique plus féroce que celle des Turcs. Il comptait parmi les crimes de l'archevêque de Mayence, Rothard, la noble initiative avec laquelle ce titulaire avait pris sous sa sauvegarde les malheureux Juifs2. Un antipape seul pouvait tenir un pareil langage et faire intervenir l'autorité odieusement travestie des Pères et des saints canons pour justifier ces effroyables boucheries. La Providence divine tint compte à Rothard de sa charité vraiment épiscopale, en lui accordant la grâce de rentrer dans la communion catholique. Clément III s'en vengea en lançant contre l'archevêque de Mayence d'impuissants anathèmes. « Nous le déclarons excommunié, disait l'antipape, pour avoir violé ses serments de fidélité, pour avoir trahi l'empereur, pour s'être allié aux ennemis du sacerdoce et de l'empire, pour avoir conspiré contre la personne et le pouvoir du César auguste3. » Aux yeux de l'antipape, César était le seul chef omnipotent de l'Église, le véritable représentant de Jésus-Christ sur la terre.
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1. Clément. III, Epist. x; Po.tr. lut., t. cit., col. 842.
2. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 362. On se rappelle que l'archevêque de Mayence, Rothard, avait le premier donné l'exemple de la véritable charité chrétienne, en s'opposant de tout son pouvoir au massacre des juifs et à leur prétendue conversion par le système de regorgement en masse.
3. Clem. III, pseudop., Epist. XI; Pair, ht., t. cit., col. 842.
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4. Dans cette voie de servilisme et d'erreur , Wibert de Ravenne était toujours secondé par les deux cardinaux apostats Hugues le Blanc et Benno, dont l'opiniâtreté schismatique se prolongeait avec les années. La promotion de Hugues le Blanc au cardinalat remontait au pontificat de saint Léon IX 1; celle de Benno à l'époque d'Etienne X 2. Ces vétérans de l'apostasie étaient à la tête du pseudo collège cardinalice de l'antipape. Les documents historiques émanés de leur initiative sont d'autant plus curieux à connaître qu'ils sont plus rares. Trois seulement sont venus jusqu'à nous. Les deux premiers, œuvre personnelle de Benno, ont eu, au XVIe siècle, la bonne fortune d'être adoptés par le protestantisme comme une arme de guerre contre la papauté en général, et contre le grand pontife saint Grégoire VII en particulier. Ce sont deux lettres, ou plutôt deux pamphlets, dont nous avons scrupuleusement reproduit et consciencieusement réfuté les assertions calomnieuses, à mesure qu'elles se rencontraient dans l'ordre chronologique du pontificat de Grégoire VII. Les éditeurs protestants qui les ont publiées sous le titre de : Vita et gesta Hildebrandi, saturèrent tout le XVIe siècle des injures prodiguées par un apostat sacrilège au plus illustre des papes. Les deux lettres de Benno ne portent point de date ; il est cependant facile par leur contexte de rétablir approximativement l'époque vraisemblable de chacune d'elles. La première débute en ces termes : « A la révérendissime mère sainte église Romaine son fils dévoué et humble serviteur Benno, archiprêtre des cardinaux. — Parmi tous les membres du collège cardinalice de Rome en l'an 334 un seul, nommé Eusèbe, eut le courage de déclarer hérétique le pape Liberius. Plus tard, en 496, un certain nombre de clercs de l'église Romaine prononcèrent le même jugement contre le pape Anastase II, parce que celui-ci avait communiqué avec des excommuniés. Ces deux précédents m'autorisent à faire connaître les motifs qui ont porté de nos jours les plus illustres personnages de la catholicité à se séparer de la communion d'Hildebrand, dont
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1. Ciaconius, Histor. pontif. Roman, et S- fi. fe'. cardinal., t. I, col. 799.
2. Id., ibid., col. 821.
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ils repoussent avec horreur les exécrables doctrines. » Après cet exorde Benno se nomme en première ligne, avant même son chef de file Hugues le Blanc, comme ayant eu l'honneur d'inaugurer le schisme. Il raconte ensuite, telles que nous les avons précédemment fait connaître1, les opérations magiques, les incantations sacrilèges, qu'il prête à Hildebrand; puis il trace du jeune roi Henri IV de Germanie, ce Néron du XIe siècle, un portrait si flatteur qu'on pourrait l'appliquer soit à Constantin le Grand soit à Charlemagne ; enfin il conclut par ces mots : « Le sang de l'Église versé par la langue d'Hildebrand, comme par un glaive homicide, crie vengeance. Les misérables trahisons de cet homme nous ont autorisés à répudier sa communion, ainsi que les empereurs du IVe et du Ve siècles le firent pour Liberius et Anastase II 2. » Cette première épître remonte à l'époque de l'apostasie du cardinal Hugues le Blanc, qui en donna publiquement lecture en 1076 au conciliabule de Worms3. La seconde fut certainement écrite durant les premières années du pontificat d'Urbain II, et probablement à l'époque du conciliabule tenu à Rome en 1089 par les schismatiques4. En voici la suscription : « A nos vénérables et bien aimés frères en Jésus-Christ les clercs et fidèles de l'église Romaine, Benno cardinal de cette église, gage de fidélité, de dévouement et de salut, pourvu qu'ils conservent la communion catholique, cette communion de discipline et de puissance dont se prévaudrait vainement quiconque a la présomption d'user contre toute justice du pouvoir de lier ou de délier. Or c'est lier injustement que lancer l'anathème contre un chrétien qui offrait toute satisfaction, qui implorait la faveur d'être entendu, qu'on a frappé sans vouloir l'entendre, sans l'avoir jamais jugé contradictoirement, ni juridiquement entendu. » Ce chrétien si maltraité, au dire du
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1. Cf. t. XXI de cette Hht., p. 5G8.
2. Benn., Epist. I. Fasciculus rerum expetendarum ac fugiendarum, edente Ortwino Gratio. Colonial, M.D.XXXV, in-4°, fol. 39-40. Une autre édition de cet ouvrage fut publiée par Edward Brown. Londres, M.D.CXC, in-4°. Les lettres de Benno y occupent les pages 78-88.
3. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 69-70.
4. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 114 et suiv.
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schismatique Benno, n'est autre que le pseudo-empereur Henri IV. Les pontifes qui ont eu la «présomption » de lancer contre lui un anatbème si manifestement immérité sont, ajoute-t-il, « le vaniteux Hildebrand et son valet de pied Turbanus (Urbain II) », gloriosus Hildebrandm et pedissequa ejus Turbanus. Fut-il jamais cependant souverain plus profondément religieux que Henri IV d'Allemagne? Qu'on en juge par cette incroyable assertion de Benno. «Hildebrand, dit-il, insistait près de l'empereur pour l'expulsion des évêques simoniaques. Édifié d'un si beau zèle et le croyant sincère, l'empereur reçut cet avis comme un oracle émané du trône même de Dieu. Il obéit à l'instant, sans délai, sans discussion, sans procédure juridique, et chassa impitoyablement les évêques accusés de simonie. Hélas! il ne connaissait pas encore la fourberie d'Hildebrand. Celui-ci s'empressait de rétablir sur leurs sièges les évêques déposés par César, il les recevait à bras ouverts, les admettant dans sa familiarité la plus intime. Après quelques années de ce manège, Hildebrand s'était créé des amis par milliers, et la cour du pieux César était déserte. » Voilà comment Benno résumait l'histoire des luttes à jamais glorieuses de saint Grégoire VII contre la tyrannie de Henri IV d'Allemagne. Un exposé si véridique de la querelle des investitures lui permettait d'affirmer que Grégoire VII et Urbain II, en osant excommunier un empereur si dévoué aux intérêts de la discipline cléricale, s'étaient eux-mêmes séparés de la communion catholique et mis au ban de l'Église 1.
5. Ni le mépris public sous lequel succombait Henri IV, ni le grand mouvement de la croisade qui rattacha l'univers catholique à l'autorité légitime du pape Urbain II, n'ouvrirent les yeux des schismatiques. Les pamphlets absurdes de Benno continuaient d'être pour eux un code de vérité historique et d'exactitude disciplinaire. A mesure que leurs rangs s'éclaircissaient, les factieux redoublaient d'audace et multipliaient leurs tentatives de propagande. Voici une sorte d'encyclique synodale, rédigée par eux en
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1 F.enn., Epist. n, loc. cit.
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1098, et adressée à toute la catholicité. «Adalbert, évêque de Sainte-Rufine de Silva Candida; Jean, évêque d'Ostie ; Hugues, évêque de Préneste (Hugues le Blanc); Albert, évêque de Népi ; Benno, cardinal prêtre de la ville de Rome; Romanus, cardinal prêtre; Octavien, cardinal prêtre désigné; Paul, primicier de l'église romaine; Nicolas, élu abbé du monastère romain de Saint-Silvestre ; N., abbé de Saint-Pancrace, avec le clergé romain ; les clarissimes princes laïques Théobald Chinebii et Udalric de Saint-Eustache avec le peuple de Rome, à tous les fidèles craignant Dieu et dévoués au salut de la république romaine. — Nous nous empressons d'informer votre prudence que, pour l'extirpation des hérésies récemment inventées par Hildebrand, ou renouvelées par lui des anciens hérésiarques sous un hypocrite semblant de piété; pour la défense de la foi catholique ; pour l'extermination des novateurs impies qui ont eu l'audace de déchirer autant qu'il était en leur pouvoir l'unité catholique, nous avons tenu, avec l'aide de Dieu, trois réunions consécutives à Rome, la première le jour des nones d'août (o août 1098) dans l'église de Saint-Blaise; la seconde le lendemain VIII des ides (6 août) à Saint-Celse; la troisième le surlendemain VII des ides (7 août) à Sainte-Marie in Rotunda. A l'exemple de nos pères, nous avons condamné et condamnons ces hérésies ; nous sommes d'avis que la même condamnation doit s'étendre à leurs fauteurs, sectateurs et complices. Tel est notre sentiment et nous ne saurions en conscience le dissimuler. Cependant nous voulons laisser aux hérétiques toute liberté d'exposer leurs moyens de défense, et nous les invitons à se présenter pour cela à notre tribunal. Notre monitoire s'adresse spécialement aux deux principaux chefs de leur faction, les seigneurs Raynier 1 et Jean de Bourgogne 2. Nous les avertissons que, d'ici à la prochaine fête de
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1. II s'agit ici de Raviner, cardinal prêtre du titre de Saint-Clément, dont la promotion remonte à saint Grégoire VII. Il devait succéder à Urbain II et être élevé au souverain pontificat sous le nom de Pascal II.
2 Joannem Burgundum. Cette désignation paraît se rapporter au cardinal diacre Jean, du titre de Sainte-Marie in Dominica, promu également par saint Grégoire VII. Cf. Ciaconius, t, I, col. SG9.
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la Toussaint (1er novembre 1098), ils aient à comparaître en notre présence pour y développer leurs moyens de justification, leur garantissant, en tant qu'il est en notre pouvoir, la sécurité la plus complète, même quand leur cause serait trouvée condamnable. Nous ne tendons en effet d'embûches à personne ; nous avons soif non du sang de nos ennemis, mais de la vie et de l'honneur de tous ; enfin nous ne sommes pas de ceux qui cherchent à soulever les passions populaires, à faire naître des séditions, à soulever des émeutes. La paix et une dilection sincère, dans la vérité doctrinale et l'unité du catholicisme, voilà ce que nous proposons à tous les fidèles, prouvant ainsi que nous sommes réellement les fils du « Père qui est aux cieux. » Ceux qui ont le démon pour père sont des artisans de conspirations et de troubles; leurs œuvres témoignent hautement de leur filiation diabolique. Pour nous, nous voulons être les fidèles disciples du Dieu de l'Évangile : notre ambition se borne à faire comprendre sa véritable doctrine à nos ennemis eux-mêmes. Que les fils de l'Église prient donc pour nous, afin que « la parole du Seigneur croisse1,» et qu'elle porte des fruits de salut. Donné à Rome dans la sainte assemblée tenue contre les schismatiques, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1098, le VII des ides d'août2. »
6. « Telle fut, ajoutent les actes du conventicule, la teneur de notre lettre synodale. Mais comme depuis seize ans 3 les schismatiques ont décliné toutes nos offres de conférence; comme ils ont constamment refusé les invitations et les sauf-conduits qui leur furent adressés par les plus puissants et les plus illustres personnages, il n'est guère probable qu'ils veuillent changer aujourd'hui de système. Ils savent trop combien il serait facile de les prendre dans les filets de leurs propres mensonges, de les convaincre par le texte de leurs propres libelles, disséminés dans tout l'univers, colportés
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1. Ad. xis, 20.
2 Labbe, Concil., t. X, append., col. 1823.
3. L'antipape Clément III ayant été intronisé
à Saint-Pierre de Rome le 29 juin 1083, la seizième année de son intrusion
commençait en effet quand les schismatiques, en août I09S, tenaient ce langage.
Cf. t. XXII de
cette
Histoire,
p.
523.
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par leurs criminels agents, empoisonneurs publics qui propagent l'hérésie dans le monde entier. Notre sainte assemblée, après une si longue expérience de leur fourberie, devait donc se précautionner pour l'avenir. Du haut de l'ambon, en présence de la multitude des Romains, il fut donné lecture de la proclamation suivante : « Nous faisons de nouveau appel à ceux qui n'ont pas craint de déchirer par le schisme le sein de l'Église leur mère. Nous les convoquons au synode qu'avec la grâce de Dieu nous nous proposons de célébrer aux prochaines calendes de novembre (1er novembre 1098). Dès maintenant, nous prenons contre eux le ciel et la terre à témoin que nous n'avons en rien prêté et ne prêterons jamais la moindre adhésion à leurs agissements pervers. Comme gage de la réprobation dont nous les frappons, au milieu de toute cette assemblée, en présence des anges et des hommes, nous allons livrer aux flammes les décrets hérétiques par lesquels ils ont perverti la pureté de la foi dans tout l'univers, adultérant la parole de Dieu, se couvrant du masque d'une fausse piété, trahissant la vraie doctrine, ne cherchant qu'un sordide intérêt. Depuis seize ans ils étouffent la vérité, ils fuient la lumière de l'examen, ils ont inauguré une ère de ténèbres, ils profanent les Écritures, ils en corrompent le texte et l'esprit pour la défense de leur schisme infâme 1. » Cet incendie des pièces officielles que le pseudo-collége cardinalice avait réussi à se procurer en 1098, c'est-à-dire à une époque où les schismatiques ne pouvaient tenir à Rome que des conciliabules clandestins, nous permet de conjecturer ce qu'ils s'étaient permis sur une plus grande échelle, quand les événements les avaient rendus maîtres de la ville. On s'explique dès lors très-facilement la disparition complète des actes originaux de tous les conciles romains présidés par Grégoire VII. Les séides de Henri IV durent brûler les actes de Grégoire VII après la prise de Rome en 1084, comme ils brûlèrent en 1098 les décrets et les actes d'Urbain II. A l'époque de ce dernier auto-da-fé, le bienheureux pape était en Apulie, et les sectaires profitèrent de son absence pour leur sacrilège exécution.
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1 Labbe, foc. cit., col. 1824.
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7. Ces faits insuffisamment étudiés par les historiens modernes éclairent d'un nouveau jour le pontificat du bienheureux Urbain II ; ils justifient pleinement la notice du Codex Regius, conforme elle-même aux manuscrits du Vatican reproduits par Watterich 1. On avait cru jusqu'ici qu'après la prédication de la croisade, Urbain II rentré à Rome y avait régné sans conteste et que le schisme, honteux de lui-même, avait cédé la place au pontife légitime. La vérité est que les schismatiques, malgré l'affaiblissement progressif de leur parti, ne désarmèrent point. Leurs conciliabules à Saint-Biaise, à Saint-Celse, à Sainte-Marie in Rotunda, prouvent qu'ils avaient encore dans les divers quartiers de Rome, dont ces églises étaient les centres religieux, une influence prépondérante. La multitude qui voyait livrer aux flammes les décrétales de saint Grégoire VII, de Victor III, , d'Urbain II, constituait un groupe dévoué au césarisme, hostile à la papauté, toujours prêt à la révolte contre les successeurs légitimes de saint Pierre. On retrouve dans le programme publié par le pseudo-collége cardinalice l'idée d'une république romaine telle que les partisans de Cadaloüs l'avaient déjà rêvée sous le pontificat d'Alexandre II2. C'était au nom de la république, « Universis Deum timentibus et salutem Romanae reipublicxae diligentibus, » que les factieux proclamaient l'omnipotence spirituelle de César et la déchéance du vénérable pontife Urbain. Hugues le Blanc et Benno étaient les précurseurs d'Arnaud de Brescia et de Rienzi. Le schisme césarien préludait aux fureurs du républicanisme.