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12. Le courage de saint Ebbo arrêta subitement l'aile droite des Sarrasins : ils se replièrent sur le midi, où de nouveaux désastres les attendaient. Leur aile gauche, commandée par Abdérame en personne, venait d'être anéantie. Rien n'avait pu faire prévoir ce dénoûment subit. Après avoir incendié la ville de Bazas, Abdérame était arrivé sans coup férir sous les murs de Bordeaux. Le faubourg et le monastère de Sainte-Croix, avec tous les édifices sacrés qui se trouvaient hors de l'enceinte, furent livrés aux flammes. La cité elle-même, emportée d'assaut, devint le théâtre d'un effroyable carnage; la population fut égorgée sans merci, toutes les églises pillées et brûlées : quand les hordes barbares s'éloignèrent, chaque soldat pliait sous le poids du butin. Eudes d'Aquitaine, le désespoir dans l'âme, avait été forcé de se retirer au confluent de la Garonne et de la Dordogne, déplorant sans doute mais trop tard son alliance avec Abu-Néza, la rupture avec Charles Martel qui en avait été la conséquence, et la destruction de ses principales forces par le duc d'Austrasie. Tant de revers n'abattirent cependant point son courage. A la lueur de l'incendie qui dévorait ses plus florissantes cités, il se promettait une éclatante revanche, une seconde journée de Toulouse. Il réunit une nouvelle armée, concentra ses forces, se préparant à un retour offensif, lorsque sans l'attendre Abdérame passa la Garonne, emporta chemin faisant la forte cité d'Agen, et tomba à l'improviste sur les troupes d'Aquitaine. Le duc Eudes fit inutilement des prodiges de valeur, ses recrues plièrent au premier choc; ce fut une déroute et un massacre effroyables : « Dieu seul, dit Isidore de Béja, sait le nombre de Francs qui périrent dans cette journée.» — Les Sarrasins s'élancèrent à la poursuite des fuyards. Périgueux, Saintes, Angoulême, envahies soudain, marquèrent d'un sillon de flammes et de sang le passage des vainqueurs. Des rives de la Charente, l'invasion arriva bientôt à ceux du Clain. Dans le faubourg de Poitiers, la basilique de Saint-Hilaire fut pillée et réduite en cendres. Abdérame, que le fleuve de la Loire séparait seul de la Neustrie, s'empressa de franchir ce dernier obstacle. D'un bond
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il se porta jusqu'à Tours, et mit le siège devant cette illustre cité, que protégeait la mémoire de saint Martin.
13. Le duc d'Aquitaine, vaincu et fugitif, n'hésita point à faire appel au grand cœur de Charles d'Austrasie. Toutes les rivalités, tous les ressentiments devaient se taire en présence du danger commun. Charles l'avait déjà compris : il convoqua par un ban de guerre tous les hommes d'armes neustriens et austrasiens, tous les alliés des tribus germaines, tous les auxiliaires de bonne volonté, depuis les profondeurs de l'Hercynie (la Forêt-Noire) jusqu'aux rivages de la mer du Nord. La terreur des Sarrasins d'une part, l'espérance du butin de l'autre, attirèrent sous ses drapeaux des multitudes d'Alemanni, rebelles jusque-là à l'influence franque. Témoin de ces belliqueux apprêts, Eudes d'Aquitaine recouvra l'espérance. Il fut convenu qu'après la victoire ses états lui seraient rendus, mais à la condition de les tenir en fief et comme vassal de la couronne. Le roi mérovingien, Thierry de Chelles, au nom de qui s'ébranlaient ces masses formidables de Francs, de Teutons et de Gallo-Romains, n'apparut nulle part. « Il se contentait, dit Eginhard, d'avoir les cheveux flottants et la barbe longue; il était réduit à une pension alimentaire, réglée par le maire du palais ; il ne possédait qu'une villa (maison de campagne) d'un revenu modique, et quand il voyageait, c'était sur un chariot traîné par des bœufs, et qu'un bouvier conduisait à la manière des paysans 1. » Thierry de Chelles ne saurait être responsable de cette situation abaissée qu'il était contraint de subir. Le titre de «rois fainéants, » adopté par l'histoire pour désigner les derniers mérovingiens, n'est vrai que dans le sens relatif, en tant qu'il signifie que les maires du palais ne laissaient plus aucune autorité à ces malheureux princes. Libre de telles entraves, affranchi de ce joug odieux, Thierry de Chelles se fût-il trouvé de taille à porter le fardeau du pouvoir dans des circonstances si graves? Sa main était-elle
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1. Eginhard, Vit. Carol. Magn. ; Patr. lot., tom. XCVII, col. 27, traduction de M. de Chateaubriand : Analyse raisonnée de l'histoire de France, édit. in-12, pag. 22.
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assez forte pour lever contre les Sarrasins l'épée victorieuse de la France ? Nous ne le savons : aucun document ne nous est parvenu sur le caractère et la valeur personnelle de ce roi nominal. Il est à croire cependant qu'il n'avait ni l'héroïsme ni le coup d'œil de Charles Martel. L'absence de renseignements détaillés sur cette période si intéressante de notre histoire nationale, où la valeur de nos aïeux sauva non-seulement la Gaule, mais l'Europe entière, est un trait caractéristique de cette glorieuse époque, où l'on savait faire modestement de grandes choses. Nous avons relevé tous les textes relatifs à la bataille de Poitiers, en les empruntant aux diverses chroniques, depuis celle du continuateur de Frédégaire, con-temporaine de l'événement, jusqu'au Spéculum historiale de Vincent de Beauvais 1. Les plus étendus n'ont pas dix lignes; ce qui n'empêche pas nos modernes historiens d'offrir un récit stratégique du combat, agrémenté d'incidents, de charges de cavalerie, de fantasias arabes, comme s'ils avaient suivi chaque mouvement des corps d'armées, saisi le secret des généraux, étudié leurs opérations sur place 2. La vérité est que ni le champ de bataille, ni les circons-
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1 . Voici l'indication exacte de ces
chroniques : Fredegar., Chronicon continuation, pars II; Patr.
lat., tom.
LXXI, col. 675; Annales veteres Francor., et
Chronicon cœnobii Moissiacensis ; Patr. lat., tom. XCY1II, col. 1414. —
Ado Viecnens., Chronicon; Patr. lat., tom. CXXIII, col. 121. — Regino
Prutniens., Chronicon; Patr. lat., tom. CXXX11, col. 41. — Annales Hildesheim.,
Quedlinb.
Ifeissemb. et Lamberti Ascfmafnaburg ; Patr. lat., tom. GXLI,
col. 467. — Petrus Bibliothecar., Histor. Francor. abbieviata; Patr. lat., tom. CLI, col.
1279.— Hugo Flaviuiacens., Chronicon ; Patr. lat., tom. CLIV, col. 138.
— Ekhard.,
Chronicon universale, col. 833 et Chronicon Ifirtzburgense, col.
4SI ; Patr. lat., tom. CLIV, col. 481. — Ivo Carnotens., Chronicon de regibus Francor.; Patr. lai., tom. CLXII, col. 613. — Hugo SaHCtse Marias, Histor. ecclesiastic,
col. 838
et Uisioria Francorum Senonensis, col. 853; Patr. lat., lova. CLXI1I.
— Heli- nandus de Frigido Monte, Chronicon; Patr. lat., tom. CCX1I, col. 818. — Vincentiua Belvaceus., Spéculum historiale, lib. XXIV,
cap.
cxlix; tom. H grand in-fol. Johann. Mentellin, 1473. — Les grandes chroniques de France
selon que elles sont conservées en l'église de Saint-Denis, publiées par M.
Paulin Paris, tom. II, pag.
28.
2 Cf. Henri Martin, Ilist. de France,
iiv. III, chap.
III; tom.
II, pag.
274-279, édit. Furne, 1847. Le récit de M. Henri Martin a été reproduit par M. Le Bas, France, tom. XI, pag.
621-622; nous-même, dans le manuel de l'Histoire de
l'Église, en avons inséré une partie, tom. 11, pag. 304. En essayant aujour
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tances de la lutte, ni même la date ne sont fixés d'une manière précise. Il y eut plusieurs actions en diverses rencontres, avant la catastrophe définitive. Telle est la conclusion qui résulte aujourd'hui d'un travail capital, entrepris à ce sujet par le savant orientaliste M. Reinaud, dont l'érudition a ouvert pour l'histoire de nouvelles sources, en déchiftrant les manuscrits et les chroniques arabes 1. Ces annales des vaincus sont d'autant plus intéressantes qu'elles viennent, après tant de siècles, apprendre aux fils des vainqueurs jusqu'à quel point fut grande la gloire de leurs pères. D'un autre côté, à l'époque même où les soldats fugitifs d'Abdérame repassèrent en tumulte les Pyrénées et rentrèrent désespérés en Espagne, l'évêque Isidore de Paca (Béja) recueillait soigneusement leurs récits, et les consignait dans ses Ephemerides Arabum, dont ils forment la page la plus saisissante2. Enfin, vers 1230, l'archevêque de Tolède, Roderic Ximénès, insérait dans son Historia Arabum, principalement composée d'après les auteurs arabes, deux chapitres trop courts pour notre curiosité rétrospective, mais cependant fort précieux, sur l'expédition d'Abdérame dans les Gaules 3. Telles sont, dans leur ensemble, les sources auxquelles
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d'hui de réparer cette erreur, nous nous associons complètement aux réflexions de l'auteur des Annales du moyen âge. « Comme l'expédition des Sarrasins et la victoire de Charles forment, dit-il, l'événement le plus frappant qui se fût passé dans les Gaules depuis les conquêtes du grand Clovis, on doit regretter que le malheur de cet âge nous en ait dérobé les plus beaux traits. Au lieu donc d'emprunter les récits chimériques et brillants dont quelques modernes ont pris plaisir à l'embellir; d'autant plu soigneux de la vérité qu'elle nous est parvenue plus nue et plus stérile dans une si grande action, il ne nous reste qu'à recueillir les traits épars dans les monuments contemporains. » (Frantin, Annal, du moyen âge, liv. XXII; tom. VI, pag. 343).
1. Reinaud, Invasions des Sarrasins en France, Dondey-Dupré, 1836, in-8°. Déjà un travail de ce genre avait été entrepris pour l'Espagne par un autre orientaliste, M. Conde, bibliothécaire de l'Escurial, d'après les manuscrits arabes de ce riche dépôt. M.Reinaud l'a complété en traduisant ceux de notre bibliothèque nationale, et en les comparant avec les autres chroniques précédemment connues.
2 . Isidor. Pacens., Epitome imperatorum, vel Arabum ephemerides aique,Hispaniœ chronographia; Pair, lut,, tom. XCVI, col. 1254.
3 . L'ouvrage de Roderic Ximénès se trouve en appendice à la fin d'un vo-
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l'écrivain sérieux doit puiser des renseignements authentiques sur cette période de notre histoire, si peu connue jusqu'ici et pourtant si digne de l'être.
14. Les historiens arabes sont unanimes à déclarer que les bataillons victorieux d'Abdérame s'avancèrent jusqu'à Tours et en firent le siège. Quelques-uns affirment même que la ville fut prise d'assaut, pillée et livrée aux flammes. Mais ils sont en cela contredits par tous les chroniqueurs francs, et par le fait même de la préservation de la basilique de Saint-Martin, dont les trésors échappèrent à la cupidité musulmane. Les faubourgs seuls durent donc être incendiés, après avoir été pillés par les hordes barbares. Deux faits préliminaires sont surtout relevés par les chroniqueurs arabes, comme objet d'étonnement d'un côté et de réprobation de l'autre. « Nos soldats, disent-ils, connaissaient la vigueur du chef franc dont le nom seul, Karlé (c'est ainsi qu'ils désignent Charles Martel), ne se prononçait qu'avec terreur. Ils s'étonnaient de ne le rencontrer nulle part sur leur chemin. Or, les leudes étaient allés se plaindre à Karlé de son inaction. Ils lui racontèrent les ravages commis par les fils de Mahomet dans les provinces méridionales de la Gaule ; ils parlaient de la honte qui devait en rejaillir sur les guerriers francs. Quoi ! disaient-ils, nos gros bataillons, munis de cuirasses, armés de tout ce que la guerre peut offrir de plus terrible, se laisseront dévorer par des hordes armées à la légère, sans discipline et sans ordre ! — Laissez-les faire, répondit Karlé; ils sont au moment de leur plus grande audace ; ils ressemblent au torrent qui renverse tout sur son passage. L'enthousiasme leur tient lieu de cuirasse, et le courage de places fortes. Mais quand leurs bras seront chargés de butin, quand ils auront pris goût aux belles et spacieuses demeures, l'ambition s'emparera des chefs, la
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lume assez rare, dont voici le tiire exact : Historia Saracenica a Georgio Elmacino, latine reddita opéra ac studio Viomœ Erpenii (Van-Erpen). Accedit et ltode>ici Ximenez archiepiscopi Toletani Historia Arabum longe quant ante e manusçriptocodiceexecrpla,\n-fo\. Lugdtini l!atavorum(Leyde), ex typographia Erpeninna linguarum orientalium, 1625. —Prostant apud Johannem Maire et Elzevirios.
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discorde pénétrera dans leurs rangs ; alors nous irons à eux et nous en viendrons à bout sans peine 1. » Cette curieuse réponse du héros austrasien, transmise par un chroniqueur arabe, est une véritable révélation. Elle fait comprendre non-seulement la tactique de Charles Martel, mais le caractère réciproque des deux forces qui allaient se trouver en présence; elle nous révèle la supériorité des bataillons francs au point de vue de l'armement spécial et de la discipline militaire, la composition hétérogène des bandes arabes qui arrivaient dans les Gaules moins pour combattre que pour s'y établir. Nos chroniques nationales avaient déjà relevé ce dernier point, et Sigebert de Gemblours l'exprimait en une seule phrase fort significative : «Les Sarrasins, dit-il, arrivaient avec toutes leurs familles, comme pour habiter la Gaule : » Saraceni cum omnibus familiis suis, quasi Galliam habitnturi, Garumnam transcunt2. Pour n'avoir pas suffisamment compris ce caractère d'immigration que présentait l'invasion d'Abdérame, la plupart des auteurs modernes traitent de fabuleux le chiffre des victimes qui tombèrent sous l'épée de Charles Martel, tandis que nos anciennes chroniques s'accordent au contraire à présenter ce chiffre comme vraiment énorme. Nous verrons bientôt que les sources arabes donnent raison à nos vieux annalistes, en dépit de la dédaigneuse répugnance des écrivains actuels 3. Un second fait, noté par les chroniques arabes avec l'expression indignée du reproche et du désespoir, est corrélatif au premier : il confirme de même les brèves indications de nos propres annalistes. « Les auteurs arabes, dit M. Reinaud, parlent d'une riche capitale (probablement Bordeaux), où les troupes d'Abdérame se chargèrent de butin. Parmi les richesses ainsi par-
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1 Bibl. Richelieu, Mss. arab. — Maccary, n° 704, fol. 72, verso. Trad. de M. Reinaud, Invas. des Sarrasins en France, pag. 33.
2. Sigibert. Geinblacens-, Chrome. ; Pair. Int., tora. CLX, col. 139.
3. On nous pardonnera de citer, comme échantillon du genre, la phrase suivante, empruntée à un manuel destiné à la jeunesse française : «Trois cent mille Sarrasins, disent les vieux chroniqueurs avec leur exagération ordinaire, tombèrent sous l'épée de Charles Martel. » Duruy, tlist. de France, lom. 1, pag. 147.
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tagées, figure une longue énumération de topazes, d'hyacinthes et d'émeraudes. Quant aux bagages encombrants, au lourd butin que traînaient avec eux les vainqueurs, on se borne sans le décrire à le représenter comme immense. Effrayé d'un tel désordre, Abdérame eut un instant l'idée d'interdire le pillage et de laisser en arrière la masse énorme du butin déjà partagé. Mais il n'osa pas donner suite à ce projet. Les troupes d'ailleurs auraient probablement refusé d'obéir, car, sous les murs de Tours, les soldats pareils à des tigres furieux se gorgèrent encore une fois de sang et de pillage, « ce qui attira contre eux la colère d'Allah, et occasionna leur prochain désastre1. » Ainsi parlent les historiens musulmans. Nos chroniqueurs confirment d'un seul mot leur récit : «Les Sarrasins, disent-ils, pillaient tout et brûlaient les églises de Dieu, » omnia dévastant, ecclesiasque Dei cremant 2.
15. On était alors, disent les chroniques arabes, en l'année 115 de l'hégire, qui représente l'an 733 de l'ère chrétienne. Cette indication chronologique nous semble devoir être désormais maintenue, bien qu'elle soit en contradiction avec la donnée généralement admise par les historiens modernes, lesquels adoptent l'année 732 comme date de la bataille de Poitiers. Les manuscrits arabes de l'Escurial, traduits par M. Conde, sont précis ; leur témoignage mérite d'autant plus de confiance qu'il est d'accord sur ce point avec notre plus ancienne chronique, celle du continuateur de Frédéguire, terminée deux ans seulement, après la grande bataille 3. L'erreur tient à une fausse indication de la chronique dite de Moissac, où la bataille de Poitiers est mentionnée sous la rubrique de 732; mais la chronique de Moissac n'est pas un document
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1 ReiDaud, /«uas. des Sarrasins, pag. A4.
2. Sigebcrt. Gemblacens., Chronic.; Pair, lat., tom. CLX, col. 139.
3. Fredegar. Conliuuat., Il pars; Pa.tr. lat., tom. LXXI , col. 675. La seconde partie de la coutinuation de Frédégaire s'arrête à l'an 135 : par conséquent son auteur n'était, au moment où il la terminait, séparé de l'événement que par une distance de deux années. A un si court intervalle, une coufusion de date semble impossible. L'Ilistoria Arubum de Boderic Ximénes continue également cette donnée, cap. xin, pag. 12.
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contemporain : elle ne fut achevée qu'en 818, presque un siècle après l'événement. Dès lors, nous pouvons à bon droit suspecter son exactitude, surtout lorsque nous voyons, à l'époque de la chronique de Moissac, un historien d'ailleurs très-compétent, Paul Diacre, dans son grand ouvrage sur la monarchie des Lombards, confondre la bataille de Poitiers avec celle de Toulouse, et les indiquer comme une seule et même action 1. Le lecteur nous pardonnera de le plonger ainsi dans les catacombes de l'histoire, et de l'initier aux labeurs de notre voyage à la recherche de la vérité. Le sujet est de la plus haute importance. Nous sommes ici en face de la première des croisades, sur le sol même de la France. Plus tard nos aïeux en reporteront le théâtre aux extrémités de l'Orient. Abdérame aux bords de la Loire explique Godefroy de Bouillon aux rives du Jourdain, et saint Louis aux ruines de Carthage. L'historien a le devoir d'insister sur les origines de cette lutte séculaire. Plus les écrivains hostiles à l'Église se sont efforcés d'atténuer ces grandes choses, d'en laisser ignorer la gravité et les patriotiques angoisses, plus il nous faut dire ce qui est, tout ce qui est, ou du moins tout ce qu'à force de recherches la science impartiale est parvenue à dérober aux ténèbres d'un passé si lointain. Tout d'abord la date de 733 2 nous paraît devoir être
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1 Paul Diac, îib. V, cap. slvi ; Patr. lat., tom. XCV, col. 654.
2. La date de 733 explique, d'une part, le reproche d'inaction fait par les seigneurs francs au duc d'Austrasie et le long étonnemeut des Sarrasins qui avançaient toujours sans rencontrer le héros; elle explique, d'autre part, la possibilité pour les musulmans de concentrer dans la Septimanie leurs deux armées de terre et celles qui arrivaient par mer aux bouches du Rhône, à celles de l'Adour et de la Gironde. Si l'on songe que derrière ces quatre grandes immigrations s'en trouvaient autant d'autres qui, sous le nom de réserves, devaient prendre le même chemin, on concevra que ce mouvement gigantesque de tout un peuple dut nécessiter un large intervalle. Nos vieilles chroniques, dont la prétendue «exagération » défraie tant d'ignorantes railleries, avaient dit tout cela. Yves de Chartres parle des barques allongées, longis navibus, qui transportèrent les Sarrasius sur les côtes de l'océan aquitanique et sur le littoral de la Méditerranée. Le massacre des religieux de Lérins fut la suite de cette invasion maritime. Cependant, par les défilés des Cantabres et des Vascons, deux immeuses caravanes
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restituée à l'histoire : de plus, il y a tout lieu de fixer la fameuse bataille dite de Poitiers au samedi 17 octobre 733. Nous renvoyons en note les preuves de cette double assertion 1.
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pédestres franchissaient les Pyrénées sur les deux anciennes routes des soldats d'Annibal. Mais on ne voulait pas croire à nos vieilles chroniques ; on les taxait d'exagération précisément sur un point où elles se montrent d'une indigence de détails vraiment désespérante. Maintenant que les Arabes eux-mêmes, les vaincus de Charles Martel, les débris décimés des bandes d'Abdérame sont venus confirmer explicitement la véracité de nos annalistes, les ironiques iusolences des historiens modernes n'inspirent qu'un sentiment de dégoût et de mépris. Il fallait aux quatre courants simultanément déversés de l'Espagne sur les Gaules des mois pour converger et faire leur jonction. Leur concentration opérée, il fallait des mois encore pour que, se divisant en deux ailes, la droite vînt faire le siège d'Arles, et remontant le Rhône, la Saône et l'Yonne, arrivât, après mille combats partiels, jusque sous les murs d'Antun et de Sens; pendant que l'aile gauche, commandée par Abderamo en personne, emportait la ville de Bordeaux, infligeait sur la Dordogne à Eudes d'Aquitaine une défaite sanglante et venait s'abattre dans les plaines de Poitiers, puis de Tours, comme une grêle de fer et de feu. Après la défaite du duc d'Aquitaine, il fallait à celui-ci le temps de se rendre aux bords du Rhin pour appeler Charles Martel an secours de la Gaule envahie. Il fallait à Charles Martel lui-même le temps d'essayer sa politique à long terme, politique si judicieuse, qui devait puissamment seconder l'effort de ses armes. Il lui fallait le temps de proclamer le ban de guerre, de réunir sous ses drapeaux les hommes du Nord depuis les rives du Danube jusqu'à l'embouchure de la Vistule. Or, il n'y avait pas de chemins de fer à cette époque. Les Sarrasins entrèrent sur le territoire des Gaules vers le mois de mai 732, il est de toute impossibilité que cette même année 732, au mois d'octobre, des opérations de part et d'autre si nombreuses, si compliquées, si laborieuses aient pu s'accomplir. L'année 733 est donc très-réellement celle de la fameuse bataille.