Darras tome 19 p. 384
22. L'acte que le chancelier du nouvel empereur lut avec tant de solennité au nom de son maître, le jour de Pâques (24 mars 916) après la cérémonie du couronnement, n'était autre que la fameuse donation de Charlemagne reproduisant elle-même, comme nous l'avons vu, la charte signée par Pépin le Bref à Quierzy-sur-Oise. Les envahisseurs qu'il s'agissait de répousser des domaines de saint Pierre n'étaient plus seulement des seigneurs ambitieux et rebelles, mais ces nuées de Sarrasins qui s'étaient abattus dans la campagne romaine, après avoir inondé les plaines de Naples et de Bénévent. Le codex Regius nous a déjà appris que dans une première rencontre sous les
-----------------------------
1.Paneg. Èereng. Lib. IV, vers. 100-108. Pair, lot., tom. CLI, col. 1309-131».
=================================
p335 CHAP. IV. — JEAN X ET LITAI.IE. 335
murs de Rome, avant l'arrivée de Bérenger, ces audacieux piliards avaient été mis en fuite « par le conseil et avec l'aide du pape Jean X : Hujus concilio et anxilio Saraceni qui tunc omininabantur in Italiam primo prope urbem devicti sunt. » Le fait est confirmé par la chronique contemporaine du moine Benoît de Saint-André, découverte et publiée récemment par Pertz au tome III de ses Monumenta Germanicœ historiae. Voici comment s'exprime la chronique de Benoît : « Pendant que le pape conférait avec le marquis Albéric sur les mesures à prendre pour repousser les Sarrasins, un certain Akiprand, venu de Riéti, s'adjoignit un certain nombre de Lombards et d'habitants de la Sabine. Ensemble ils se préparèrent à combattre l'ennemi qui occupait une ancienne citée démantelée du nom de Tribulum (Trévi). L'action s'engagea, et, par l'intercession du bienheureux Pierre, prince des apôtres, les Sarrasins furent taillés en pièces. Ce succès partiel fut suivi d'un second remporté dans la plaine de Baccano par les habitants de Népi et de Sutri1 » Cette donnée positive, qui justifie d'une manière si inattendue la notice du codex Regius, se trouve indirectement confirmée par une anecdote que Luitprand, d'ailleurs si peu véridique, raconte en ces termes : « A peine monté sur le siège apostolique, Jean X, cet indigne vicaire des saints apôtres : hoc igitur sanctorum apostolorum taliter vicario constituto2, trouva le duché de Bénévent et les villes dépendantes de l'État-Romain misérablement dévastées par les Sarrasins d'Afrique (Pœnï). Or, il advint qu'un jeune transfuge musulman, excédé des mauvais traitements que lui avaient fait subir ses coreligionnaires et peut-être conduit par une inspiration de l'Esprit divin, se présenta à l'audience du pape et lui dit : Grand pontife, si vous étiez bien renseigné les Sarrasins ne tarderaient pas à quitter votre territoire et votre peuple serait sauvé. Laissez-
------------------------------
1.Benedict. Chronicon., n» 29. Patr. u,l., tom. CXXXIX, col. 41.
2. Nous avons déjà fait connaître les motifs sur lesquels Luitprand se croyait en droit d'appuyer cette appréciation malveillante. Ce qui, d'ailleurs, ne l'empêcha point, comme on le verra bientôt, d'enregistrer des faits miraculeux qui attestaient l'éminente sainteté de Jean X.
=================================
p386 rOHTIFICAT DB JEAN X (914-928)
moi choisir une troupe de jeunes guerriers vigoureux et agiles dont je prendrai le commandement. Une lance, une épée et un bouclier pour chacun d'eux, sans autre équipage militaire, mais des vivres pour un jour, c'est tout ce qu'il nous faudra pour vaincre. — Le pontife accueillit cette offre. Le Sarrasin (c'était sans doute l'Akiprand de la chronique du moine de Saint-André) choisit soixante jeunes gens, les équipa à sa guise et vint avec eux se poster en embuscade sur un chemin étroit et taillé dans le roc, à quelque distance du camp des Sarrasins. Ceux-ci, épars dans la campagne se livraient à leurs déprédations habituelles, lorsque tout à coup la trompette guerrière se fit entendre. Les Sarrasins se rallièrent aussitôt ; mais à mesure qu'ils traversaient le défilé ils tombaient l'un après l'autre sous les traits lancés par d'invisibles ennemis. Une attaque générale des Romains acheva de mettre en fuite les survivants, et ainsi par la ruse d'un Africain transfuge Rome fut délivrée. A cette nouvelle, les guerriers des villes circonvoisines reprirent courage et repoussèrent les Sarrasins jusqu'aux bords du Garigliano4.
23. Ce fut en effet sur les rives de ce fleuve, dans une forteresse située sur une montagne du même nom, entre Naples et Gaete, que les Sarrasins avaient établi leur centre d'opération. « Leurs avant-gardes, chassées du comté de Narni et d'Orta, dit la chronique de Saint-André, se replièrent au Garigliano et y trouvèrent des renforts qu'on leur envoyait de Sicile ». » Ce fut pendant ce mouvement de retraite qu'eurent lieu à Rome les fêtes du couronnement impérial de Bérenger. «Cependant, ajoute la chronique, le pontife était inquiet dans son cœur ; il se préparait à chasser de leur repaire ces terribles ennemis du nom chrétien. » Suivant la remarque de Muratori, l'auxiliaire le plus puissant de Jean X dans ce noble dessein fut Bérenger lui-même, non pas cependant qu'il ait pris personnellement part à l'expédition, car on le retrouve en Lombardie vers le mois de juin,
-------------------------------
1 Luitprand. Anlapodot Iib. II, 48 et 50. Patr.lat., tora. CXXXVI, col. ■» > H,, Ibii.
============================
p387 CHAP. IV. — JEAN X ET L'ITALIE.
époque où elle fut entreprise, mais parce qu'il y envoya son armée sous la conduite d'Albéric, marquis de Camerino, qui prit le commandement général des troupes chrétiennes. Elles se composaient des Lombards de Bérenger, des troupes ducales de Spolète, de Sutri, de Bénévent et de Capoue. Tout ce qui pouvait porter une lance dans les provinces de Bologne ou de Ravenne et dans les campagnes de l'État Romain accourut à la croisade sainte. Rien ne fut négligé pour assurer le succès de l'entreprise. « Le prince Landolf de Capoue, dit Luitprand, avait dans des conférences précédentes avec Jean X parlé ainsi : La situation est critique et demande toute la prudence de votre sainteté, ô vous notre pasteur et notre père. L'empereur de Constantinople n'est pas moins intéressé que nous au résultat, car les Sarrasins n'épargnent pas plus son territoire que le nôtre. Envoyez-lui des légats apostoliques pour le prier d'envoyer une flotte à notre secours. De notre côté, nous réunirons tous les hommes d'armes de nos provinces et avec l'aide de Dieu nous tenterons l'attaque. Si nous sommes vainqueurs, le Seigneur tout-puissant en aura seul la gloire ; si les Africains triomphent, ce seront nos péchés qui nous auront valu cette disgrâce, mais du moins nous aurons eu le mérite de nous défendre. — Le pape fit aussitôt partir ses nonces pour Constantinople et l'empereur byzantin (c'était alors Constantin Porphyrogénète) donna ordre d'équiper une flotte qui prit la mer, portant sur les côtes d'Italie une armée auxiliaire. » Les troupes romaines combinèrent leur mouvement de façon à se rencontrer avec les renforts que l'Orient leur envoyait. Léon d'Ostie, dans sa chronique du Mont-Cassin, nous apprend qu'Albéric sollicita comme une faveur la présence du pape au milieu de son camp, afin de redoubler le courage du peuple chrétien1. Au mois de juin 918, les navires byzantins, sous la conduite du patrice Nicolas Picingli, remontèrent le Garigliano jusqu'en face du rocher au pied duquel l'armée ita-
------------------------------
1 Cf. Léo Ost. Chrome. Couinante. Lit), t. cap. m. Patr. lut., tom. CLX.X1H, col. *59. — Muralori. Annal. liai., ann. SIS.
================================
p388 PONTIFICAT DE JEAN X (914-928).
lienne était déjà arrivée. Un combat sanglant fut livré sur les bords du fleuve. Le commandant en chef, Albéric, déploya en ce jour, dit la chronique de Saint-André, « un courage de lion». Les deux frères de Bénévent et de Capoue, Landolf et Athénulf, firent également des prodiges de valeur. « Enfin, dit Luitprand, les soldats du Christ eurent la victoire et les Africains, n'ayant point d'autre moyen de salut, se réfugièrent par les pentes escarpées de la montagne dans leur forteresse du mont Garigliano ; ils s'y renfermèrent, se bornant à défendre les défilés qui pouvaient y donner accès. Il fallut commencer un siège en règle, les troupes byzantines établirent leur camp au pied du rocher, sur le côté qui présentait aux ennemis le plus de facilité pour opérer leur fuite. Les combats se renouvelaient chaque jour, mais avec l'aide de Dieu ils se terminaient tous à l'avantage des chrétiens. De pieux fidèles virent plusieurs fois les très-saints apôtres Pierre et Paul planer dans la mêlée au-dessus des soldats de l'armée du Christ, et répandre l'effroi parmi les Sarrasins2. » Suivant le témoignage de Léon d'Ostie, le blocus dura trois mois. « Les vivres manquèrent dans le camp ennemi, dit-il, la famine y sévit avec toute ses horreurs. Les Sarrasins prirent une résolution désespérée. Ils mirent le feu à la forteresse, à toutes les maisons qu'elle renfermait, jetèrent dans les flammes l'immense butin, fruit de tant d'années de rapines, et s'élancèrent en masse à travers les rochers et les bois de la montagne. Ils furent poursuivis par les chrétiens qui les massacrèrent presque tous. De cette multitude jadis si formidable, à peine quelques fugitifs réussirent-ils à échapper au glaive des vainqueurs. Les Sarrasins furent ainsi, par la miséricorde de Dieu, chassés pour jamais de cette contrée en l'an de l'incarnation de Notre Seigneur 916, au mois d'août de l'indiction IIIe Que le Seigneur en soit à jamais béni 3. »
-------------
1 Factui etl Alberieu» tiutrehio ut l«o fortiuimut tnCer Sarracenot, * Luitprand. Antapodts. Lib. II, cap. lui-lit. .' Chronit. Commuai., loc cit.
=================================
p389 UIAI". IV. — JEAN X El L ITALIE. tîS'J
24. Pour comprendre l'effusion de joie qui déborde ici du cœur de l'humble religieux il faut se rappeler que depuis l'an 881 son monastère du Mont-Cassin, ruiné par les Musulmans, n'était plus qu'un désert sauvage1. Voici dans quelles circonstances avait eu lieu ce désastre qui renouvela pour la noble abbaye celui dont elle avait été victime en 589 par la fureur des Lombards. « L'une et l'autre catastrophe, dit Léon d'Ostie, avait été prédite à ses disciples par notre bienheureux patriarche Benoit. » En 884, les Sarrasins s'étaient jetés sur les côtes méridionales de l'Italie et avaient commencé l'établissement de leur forteresse de Garigliano, « ce nid d'assassins, » comme l'appellent les chroniqueurs. A cette époque, le Mont-Cassin avait pour abbé saint Berthaire, un Français de noble race qui était venu échanger au tombeau de saint Benoît l'armure du chevalier pour l'humble vêtement du moine. La vocation militaire à laquelle il renonçait ainsi devait le retrouver sous le froc. Vingt fois, en effet, il eut, comme abbé, à reprendre l'épée du soldat pour défendre le monastère et les contrées voisines contre les incursions des Sarrasins. Notre siècle, oublieux et ignorant par excellence, n'a que des anathèmes contre d'illustres mémoires que les Ages précédents ont environnées d'hommages. Saint Berthaire fut un de ces hommes libérateurs que le dernier historien des monastères bénédictins d'Italie a pris plaisir à réhabiliter. « Français de nation, dit-il, et remarquable par l'élévation de son esprit, la prudente fermeté de son caractère et la culture d'une intelligence versée dans les sciences sacrées et profanes, Berthaire fut un homme supérieur pour son temps, si on le juge par ses travaux personnels et ses actes administratifs. Malgré la douceur naturelle de ses mœurs, il fut entraîné par la force même des circonstances où il était placé à prendre le commandement des milices de l'abbaye pour résister à l'invasion musulmane. Il n'est pas sans quelque intérêt pour nous de voir un Français ouvrir, dans les annales du Mont-Cassin, la série de cas
-----------------------------------------
1.Cf. Tom. XVIII de cette Hiitoire, p. 610.
=================================
p390 P0HTIFICAT DE JEAH X (914-928).
belliqueux abbés qui, échangeant la crosse pour la lance, guerroyaient sans cesse avec les princes du voisinage, sans avoir pour excuse, comme dit Berthaire, de ne prendre les armes que contre les ennemis de la foi chrétienne. Excités par l'appât des trésors qu'ils croyaient renfermés dans la célèbre abbaye, les Sarrasins résolurent d'envahir le Mont-Cassin ; ils l'attaquèrent à l'improviste, en prenant la nuit des chemins détournés dans la montagne. Les moyens de défense réunis par Berthaire du coté de la plaine étant par là devenus inutiles, l'abbé du Mont-Cassin ne fut averti de la prise et de l'incendie du monastère que par l'immense lueur des flammes qui dévoraient tous les bâtiments. Bientôt quelques moines qui avaient échappé au fer des infidèles vinrent le rejoindre au monastère de Saint-Sauveur à San-Germano, où il se trouvait alors avec une petite troupe de vaillants soldats. Ils lui racontèrent, les larmes aux yeux et la terreur dans l'âme, les faits douloureux dont ils avaient été témoins. Après avoir tué les religieux et pillé tout ce qui leur tomba sous la main, les Sarrasins laissèrent les flammes achever l'œuvre de destruction et se retirèrent. Informé de leur retraite, Berthaire s'apprêta à remplir un pieux et funèbre devoir. Précédé de la croix abbatiale, il gravit les pentes escarpées du Mont-Cassin, en compagnie d'un long cortège de moines qui, graves et tristes, chantaient la lente psalmodie de l'office des morts. Quand ils eurent franchi la voûte ténébreuse qui sert d'entrée au monastère, ils furent saisis d'horreur à la vue des ruines et du sang répandu qui frappèrent soudain leurs regards. Cherchant au milieu des cendres et des débris les corps des religieux qui avaient été massacrés, ils les recueillirent avec grand soin, et tour à tour priant et pleurant sur eux, ils leur donnèrent la sépulture. Étant redescendus ensuite à San-Germano, ils y rencontrèrent un grand nombre d'autres moines venus des communautés les plus voisines et qui, sachant que le monastère de Saint-Sauveur avait été fortifié par Berthaire, croyaient y trouver un refuge assuré. Mais les Sarrasins n'avaient abandonné leur proie que pour la ressaisir bientôt, et comme ils en voulaient surtout à la
=============================
p391 CHAr. IV. — JEAN X ET L'ITALIE.
vie du courageux abbé qui plus d'une fois les avait combattus, ils se mirent en marche pour le surprendre à San-Germano. A cette nouvelle, Berthaire, résolu au martyre, déclara son intention de ne pas quitter son monastère. Mais prenant en pitié le sort de tant de malheureux moines accourus autour de lui, il ne garda auprès de sa personne que ceux qui, à son exemple, se sentaient le courage d'affronter la mort. Quant aux autres, il les fit partir en leur remettant les bulles, les diplômes, la règle écrite de la main de saint Benoit, et d'autres objets précieux qu'ils emportèrent à Téano, où ils s'établirent sous la conduite d'Angelarius. Cependant les Sarrasins étaient arrivés au monastère de Saint-Sauveur, et, brisant les portes de l'église, ils y trouvèrent Berthaire entouré des quelques religieux demeurés avec lui. En ce moment il célébrait le saint sacrifice à l'autel de saint Martin, voulant pour la dernière fois honorer l'apôtre et le patron de la France. Rendus plus furieux à l'aspect de celui qui leur avait infligé tant de défaites, les infidèles commencèrent par l'accabler d'outrages. Debout et immobile sur les marches de l'autel, montrant, selon l'expression de son biographe, l'intrépidité d'un lion, Berthaire ne répondit qu'en levant les yeux au ciel. Puis, au moment où les ennemis s'approchèrent pour le frapper, il dit : « Mon père, je remets mon âme entre vos mains, » et s'inclinant, il tendit lui-même la tête au fer de ses meurtriers. Les moines présent subirent tous le même sort ; le monastère fut ensuite saccagé et détruit complètement1 (884). Depuis cette funeste époque, le Mont-Cassin était resté désert ; les religieux dispersés fuyaient de ville en ville devant le glaive toujours levé des Musulmans. Dans ces pérégrinations forcées, un incendie brûla l'exemplaire de la règle tracé de la main de leur saint patriarche. Le feu n'épargna pas leurs autres trésors, mais ils ne pleurèrent que celui-là. On comprend quelle dut être la joie des fugitifs lorsque la victoire décisive du Garigliano vint rouvrir pour eux le chemin de la montagne sainte et leur rendre l'es-
---------------------------
1 Dantier. Les monastères bénédictins d'Italie, tom. I, p. 229-232.
=================================
p392 PONTIFICAT DE JEAN X (914-928).
poir de relever de ses ruines le monastère de saint Benoit.