Darras tome 38 p. 428
50. Malgré toutes ces décisions, une nouvelle brouille éclata bientôt à propos des Réflexions morales. Fromageau, docteur de Sorbonne avait relevé, dès 1694, dans cet ouvrage, environ deux cents passages dignes de censure. Quelques années après, les évêques d'Apt, de Gap, de Nevers et l'archevêque de Besançon proscrivaient l'ouvrage. Bientôt Rome se fit entendre et par un bref du 13 juillet 1708, Clément IX condamna tout l'ouvrage « comme conforme à la version condamnée par Clément IX, le 20 avril 1668, et comme contenant des notes et des réflexions qui, à la vérité, ont l'apparence de la piété, mais qui conduisent artificieusement à l'éteindre, et qui offrent fréquemment une doctrine et des propositions séditieuses, téméraires, pernicieuses, erronées, déjà condamnées et servant manifestement l'hérésie jansénienne. » Une si haute autorité devait prévenir tout débat ; un incident vint leur ouvrir l'arène. Le 15 juillet 1710, les évêques de Luçon et de la Rochelle publiaient ensemble une ordonnance portant condamnation des Réflexions morales. Dès que cette ordonnance eut paru, l'imprimeur, pour en augmenter le débit, la fit annoncer dans les principales villes du royaume et en envoya des exemplaires à Paris, où son correspondant afficha la mise en vente dans tous les lieux où se placent ordinairement ces sortes d'annonces. L'afficheur en posa jusqu'à la porte de l'archevêché. Le fit-il a dessein ou agit-il selon sa coutume? Ce point n'a pas été bien éclairci. Ce qui est certain, c'est que le cardinal de Noailles fut vivement blessé de trouver à la porte de son palais l'annonce d'une ordonnance qui condamnait un ouvrage qu'il avait autrefois approuvé. Usant de représailles, il exigea le renvoi du séminaire de Saint-Sulpice de deux neveux des deux évêques. Il accusait ces deux jeunes gens d'avoir présidé à l'affichage, quoique le fait parût peu vraisemblable, surtout après que le supérieur du séminaire eut protesté de la manière la plus formelle, que ces deux élèves y étaient totalement étrangers. D'un autre côté, les deux évêques affirmèrent qu'ils n'a-
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(1) démentis XI opéra t.1, p. 1667.
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raient eu aucune part à un procédé aussi inconvenant ; mais ils ne pardonnèrent pas au cardinal le renvoi de leurs neveux, et s'en plaignirent au roi dans une lettre offensante pour le cardinal. Cette lettre était confidentielle ; l'indiscrétion des bureaux la fit connaître. L'archevêque blessé au vif, demanda justice au roi ; puis, sans attendre, attaqua publiquement quatre évêques ; puis retira le pouvoir aux jésuites qui exerçaient dans le diocèse, alléguant pour motif « qu'ils enseignaient une mauvaise doctrine et soulevaient le troupeau contre le pasteur. » Le cardinal n'avait plus les conseils de Bossuet ; il écoutait un Boileau, un Dorsanne, ses grands vicaires. Le parti aimait mieux compromettre son protecteur que de perdre sa protection.
51. Le roi demandait à l'archevêque de censurer le livre projet du P. Quesnel ou de s'en remettre au jugement du Pape. Le cardinal répondit que si le Pape portait une constitution, il la recevrait avec une parfaite soumission d'esprit et de cœur. Le chargé d'affaire de France à Rome reçut donc ordre de demander au Saint-Père une constitution contre les Réflexions morales et de la demander telle qu'on ne put prétexter la forme, pour ne pas recevoir le fond. Clément XI accéda au vœu du roi. Dès le mois de février 1712, il confia l'examen des Réflexions morales à une congrégation de cinq cardinaux et de onze théologiens, choisis parmi les plus savants de Rome. L'examen du livre demandait une grande attention : car les erreurs y étaient cachées sous un vernis de dévotion et exprimées dans un style plein d'onction. Souvent, on était édifié d'une réflexion pieuse en apparence ; mais quand on l'approfondissait, on découvrait avec surprise que cette pieuse pensée servait de voile à un principe faux ou à une erreur dangereuse. Les examinateurs remplirent dignement leur mission. « Jamais peut-être, écrivait-on de Rome à Fénelon, aucun livre n'a été examiné ni plus longtemps ni avec plus de précaution. » Après dix-sept conférences de quatre à cinq heures chacune, tenues entre les théologiens, en présence des cardinaux Ferrari et Fabroni, on examina de nouveau toutes les propositions en présence du Pape et de neuf cardinaux du saint-office, dans vingt-trois congrégations où se trouvaient tous les théo-
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logiens qui avaient été chargés de l'examen préliminaire, ainsi que tous les consulteurs ordinaires du Saint-Office. Enfin, l'examen dura plus de dix-huit mois ; le Pape y travailla lui-même. Il n'y a aucune proposition, écrivait-on encore à Fénelon, qui ne lui ait couté trois ou quatre heures d'étude particulière. Tout ce travail ne se termina que le 2 août 1713 et eut pour résultat la publication de la bulle Unigenitus, qui condamnait cent et une propositions extraites des Réflexions morales du P. Quesnel. Avant qu'aucun exemplaire de la bulle n'arrivât en France, le cardinal de Noailles informé de la condamnation du livre de Quesnel s'empressa de faire ce que jusque là on lui avait demandé en vain. Il publia le 28 septembre 1713 un mandement par lequel il révoquait l'approbation qu'il avait donnée aux Réflexions morales.
« Les amis de la paix, dit le cardinal de Bausset, et les véritables amis du cardinal de Noailles, durent sans doute regretter qu'il n'eût pas fait quelques années plus tôt ce qui consentait à faire si tard. Que de chagrins et d'inquiétudes il se serait épargnés ! de combien de malheurs il aurait préservé la religion, l'Église et l'État, en évitant de prêter par l'indécision de son caractère, l'autorité de son nom et de ses vertus à des esprits inquiets qui ne cherchaient qu'à faire prévaloir leurs passions particulières ! Mais on a souvent observé que ce sont les caractères les plus doux et les plus paisibles qui se précipitent, sans le vouloir et sans le savoir, au milieu des plus terribles orages, par cette sorte d'indécision dont il est si difficile de se garantir, lorsque la douceur est trop voisine de la faiblesse
52. La bulle Unigenitus fut publiée le 8 septembre 1713. C'est un des grands actes du Saint-Siège dans les temps modernes : qu'on écoute la grande voix du vicaire de Jésus-Christ.
« Lorsque le Fils unique de Dieu, qui s'est fait fils de l'homme pour notre salut et pour celui de tout le monde, enseignait à ses disciples la doctrine de vérité ; lorsqu'il instruisait l'Église universelle dans la personne des apôtres, il donna des préceptes pour former cette Église naissante; et prévoyant ce qui devait l'agiter dans
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(1) Hist. de Fénelon, t. II, p. 378, édit. Vives.
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les siècles futurs ; il sut pourvoir à ses besoins par un excellent et salutaire avertissement : c'est de nous tenir en garde contre les faux prophètes qui viennent à nous revêtus de la peau des brebis, et il désigne principalement sous ce nom, ces maîtres de mensonge, ces séducteurs pleins d'artifices, qui ne font éclater dans leurs discours les apparences de la plus solide piété, que pour insinuer imperceptiblement leurs dogmes dangereux, et pour introduire sous les dehors de la sainteté, des sectes qui conduisent des hommes à leur perte ; séduisant avec d'autant plus de facilité ceux qui ne se défient pas de leurs pernicieuses entreprises, que comme des loups qui dépouilleraient leur peau, pour se couvrir de la peau des brebis ; ils s'enveloppent pour ainsi parler, des maximes de la loi divine, des préceptes des saintes Écritures, dont ils interprêtent malicieusement les expressions, et de celles mêmes du Nouveau-Testament, qu'ils ont l'adresse de corrompre en diverses manières pour perdre les autres, et pour se perdre eux-mêmes ; vrais fils de l'ancien père de mensonge, ils ont appris par son exemple et par ses enseignements, qu'il n'est point de voie plus sûre, ni plus prompte pour tromper les âmes, et pour leur insinuer le venin des erreurs les plus criminelles, que de couvrir ces erreurs de l'autorité de la parole de Dieu.
Cette bulle fait d'abord ressortir le danger du livre qu'elle condamne, en représentant l'auteur comme un loup caché sous la peau de la brebis. Les Réflexions, en effet, ne sont pas comme l’Augustinus un in-folio accessible aux seuls théologiens ; elles forment un ouvrage adressé a tous les fidèles, ouvrage dont la matière est le texte même du Nouveau-Testament traduit et commenté. Le commentaire écrit en langue vulgaire d'un style plein d'onction, renouvelait sous les dehors d'une tendre piété toutes les erreurs de Jansénius. A ces erreurs du Jansénisme dogmatique, Quesnel ajoutait d'autres erreurs pratiques par lesquelles il justifiait tous les actes de résistance de son parti. Ainsi, il enseigne que la crainte d'une excommunication injuste ne doit pas nous empêcher de faire notre devoir... que Dieu promet que toutes les puissances soient contraires aux prédicateurs de la vérité... que
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trop souvent les membres les plus saintement unis à l'Église sont considérés comme indigne d'en être... qu'être persécuté comme un hérétique est la plus méritoire de toutes les épreuves.... que nous sommes dans un temps déplorable où l'on croit honorer Dieu en persécutant la vérité... qu'enfin rien n'est plus contraire à l'esprit de l'Eglise que de rendre commun les serments. Ces propositions dans la bouche de Quesnel étaient une pieuse quintessence de l'esprit janséniste. Or le Pape les condamne, en tout cent une, comme respectivement fausses, captieuses, enfin hérétiques et renouvelant diverses hérésies principalement celles de Jansénius. Si donc le livre de Quesnel renfermait tout le jansénisme la bulle de Clément XI résumait tous les actes de l'Eglise contre ce vaste système d'erreurs et de subtilités. Aussi va-t-elle devenir le but de toutes les attaques du parti, l'objet de ses haines et comme le champ-clos réservé à ses hostilités.
53. Aussitôt que la bulle fut arrivée à Paris, Louis XIV, selon son habitude, rassembla les évêques. Une cinquantaine se réunirent le 16 octobre et commencèrent le travail pour l'acceptation. L'examen dura trois mois ; il consista à examiner si les cent une propositions se trouvaient dans les éditions désignées, à peser ce qu'on opposait pour leur défense et à chercher dans les Écritures et la tradition de quoi y répondre solidement. Des écrits contre la bulle, il en pleuvait. Quesnel surtout prêchait ouvertement la révolte ; à l'entendre, on ne pouvait recevoir cette constitution sans causer un grand préjudice à la doctrine catholique, à la discipline de l'Église, à la piété chrétienne, au repos des consciences, à la tranquillité de l'État ; le seul moyen d'éviter un si grand mal était d'inviter le Pape à expliquer plus clairement sa pensée, s'il le pouvait, et de sauver ainsi le dogme, la morale, la discipline, les libertés gallicanes et surtout les Réflexions morales. Le résultat de l'examen fut contraire aux prétentions de Quesnel ; la commission décida que la bulle serait reçue avec une entière soumission et que le roi serait prié d'en ordonner l'enregistrement, la publication et l'observation. Telle fut du moins l'avis de quarante évêques ; neuf autres, et parmi eux, Noailles usèrent des moyens dilatoires et s'ap-
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puyèrent sur le besoin de demander, au Pape, des explications. Noailles refusa de signer au procès-verbal et se retira : il faisait acte de rébellion. L'assemblée dans son instruction aux fidèles, confondait les arguties jansénistes et acceptait la bulle sans réserve. Parmi les opposants, la plupart condamnaient les Réflexions morales et incidentaient seulement sur les formes ; quant à Noailles non seulement il s'abstenait, mais il poussa l'audace jusqu'à défendre à ses prêtres, sous peine de suspense, d'accepter la bulle. C'est peut-être, dans les annales de l'Église, dit Jager, le premier exemple d'un évêque qui défend sous peine de supense, de recevoir un jugement dogmatique du Saint-Siège. Trois jours après, le cardinal de Rohan fut chargé par le roi de demander l'enregistrement sur les registres de la faculté de théologie ; le cardinal de Noailles fit opposition ; mais la Faculté, après quelques discussions, passa outre. Quatre docteurs furent exilés ; cinq priés de ne pas se présenter aux assemblées. Toutes les Facultés et Universités du royaume se joignirent à la Sorbonne ; soixante-douze évêques acceptèrent comme les quarante de l'assemblée, en toute soumission ; six seulement ne publièrent point la bulle ; un seul ne condamnait pas Quesnel. Louis XIV ne négligea rien pour la défense de l'Église ; il supprima les mandements des opposants ; il employa tous les moyens de conciliation pour ramener Noailles ; il chercha par quelles voies on pourrait mettre fin à ces tumultes. Envoyer des commissaires pontificaux eût plu à Clément XI ; réunir un concile national eût plu davantage à Louis XIV. On discutait ces questions quand mourut Louis XIV (1).
54. La mort de Louis XIV déchaîna toutes les passions qu'avait intimidées son prestige. La circonstance d'une minorité, le danger d'une guerre civile, le prétexte de religion, l'air d'assurance avec lesquels quelques têtes échauffées exécutaient les plus hardies entreprises, leur adresse à capter les simples et à vanter leurs forces, inclinèrent le régent à la modération. Son premier acte fut d'assurer le Pape de son fidèle concours et de fléchir le cardinal de Paris. Pour se le concilier davantage, il le mit à la tête du
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(1) Lafiteau, Hist. de la bulle Unigenitus, passim.
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conseil de conscience et rappela les exilés. En retour Noailles promit d'accepter la bulle dans un mois, et il ne l'accepta point. Sur ces entrefaites, l'assemblée du clergé portait censure contre deux ouvrages jansénistes, les Hexaples et le Témoignage de la vérité ; ces deux écrits étaient faits de textes tronqués et ramenés frauduleusement aux doctrines de Quesnel. En revanche, la faculté de théologie, par une distinction misérable, déclare que si elle a enregistré la bulle, elle ne l'a point acceptée. Le Pape, piqué au jeu, refusa des bulles à trois évêques présentés, mais suspects de jansénisme. Les évêques opposants, pour adoucir Clément XI feignent de vouloir demander des explications ; ils font signer leur lettre par quelques évêques acceptants, mais, après avoir reçu leur signature, ils en abusent. Le Pape, révolté de cette fraude, adresse aux opposants, de graves objurgations. Par un troisième bref, Clément XI s'élevait contre le scandale de la Faculté et peignait avec de vives couleurs ces enfants rebelles, ces disciples dégénérés de l'ancienne école de Paris, qui s'écartaient honteusement des traces de leurs pères et oubliaient les devoirs que leur imposait le titre de docteurs : ces docteurs ne respectèrent pas plus les reproches du Pape que ses décisions. Les têtes étaient à l'envers : on parlait de conférences, de conciles, de rapports ; on parlait de tout, excepté de soumission chrétienne et de foi pratique. On perdit du temps notamment à faire, sur les propositions condamnées, un tableau en trois colonnes avec de fines observations des malins ; puis à dresser en huit articles un corps des doctrines que les évêques opposants devaient adresser à leurs ouailles. Le nœud de la situation était dans l'attitude de l'archevêque ; la Faculté le soutenait de ses encouragements, trente curés de Paris le supplièrent de ne point accepter la bulle. Au milieu de cette effervescence, quatre évêques, ceux de Mire-poix, de Sénez, de Montpellier et de Boulogne firent une démarche qui devait avoir les plus tristes conséquences: le 4 mars 1717, ils signèrent un acte d'appel au concile général. Au grand scandale des fidèles, ces quatre prélats dénonçaient la bulle Unigenitus, bulle qu'on ne pouvait rejeter sans être hérétique et schismatique. Eux-mêmes portèrent leur appel à la Faculté de théologie ; elle l'adopta.
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Voilà comment ces sectaires travaillaient à la paix de l'Église.
55. Le régent expulsa de Paris les quatre évêques et mit leur notaire à la Bastille. Cet acte d'indignation, dit Lafiteau, n'empêcha pas que l'officialité de Paris ne fut ouverte jour et nuit à tous ceux qui voulaient adhérer à l'appel des quatre évêques. Quelques chapitres et bon nombre de curés et de communautés de Paris en apportèrent leurs actes à l'archevêché. Plusieurs religieuses du diocèse de Paris déclarèrent que la bulle ne s'expliquait pas à leur gré sur la grâce, et décidèrent qu'elle anéantissait le dogme. Elles appelèrent publiquement de la constitution, et le parti ne se glorifiait pas moins de leurs appels, que de celui des quatre évêques.
« Loin d'imposer le silence à la présomption et à l'ignorance, M. le cardinal de Noailles témoignait du plaisir à voir grossir le petit nombre des appelants. On promettait dans son diocèse une protection ouverte aux prêtres et aux religieux, qui dans les provinces se révoltèrent contre leurs évêques et contre leurs supérieurs. On n'eut pas honte d'admettre parmi les appelants, des sœurs grises, des frères tailleurs, jusqu'à des enfants de chœur ; et c'était pitié de voir des gens d'esprit et de caractère partager la science et l'autorité avec tout ce que le bas peuple a de plus borné dans les lumières.
« Cependant comme les appels ne se multipliaient pas au gré des quesnellistes, ils eurent recours à un moyen qui semblait en garantir le succès. C'était de les acheter au poids de l'or. Dans cette vue, indépendamment des fonds qu'ils puisèrent dans leur bourse commune, ils empruntèrent, de l'aveu même d'un de leurs principaux historiens, au delà de quatorze cent mille livres. Cette somme servit à payer les appels de ceux que le besoin ou l'avidité du gain avaient attirés dans le piège. On donnait cinq cents livres à chacun des candidats qui, dans des thèses publiques, soutenaient quelques-unes des erreurs condamnées par la bulle. On payait à proportion ceux des curés qui voulaient vendre leur foi à prix d'argent. On distribuait de plus grosses sommes à ceux des chanoines qui par leur crédit engageaient leurs chapitres d'adhérer à l'appel, et à celles des religieuses qui, par leur autorité, ou par leurs intrigues
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entraînaient leurs communautés dans le même précipice»(1).
50. En présence de ces manœuvres, les évêques fidèles firent appel au bras séculier ; mais le régent n'était pas digne de servir la cause de l'Église, et, quoique bien disposé personnellement, il ne la servit qu'avec mollesse. Un esprit de vertige s'était emparé du clergé de Paris. Les curés qui avaient engagé le cardinal de Noailles à la résistance furent les premiers appelants, et on vit marcher à leur suite une foule de communautés ecclésiastiques et religieuses : l'Oratoire, les génovéfains, les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, les dominicains du couvent de la rue Saint-Jacques. Enfin il y eut à Paris plus de sept cents ecclésiastiques appelant de la bulle Unigenitus au futur concile. Ce fut pour l'archevêque un sujet de joie qu'il ne cherchait pas à dissimuler, et, après avoir favorisé la rébellion de ses diocésains, il fit appel à son tour. Un si grand scandale détermina la défection des quelques évêques du parti du cardinal qui hésitaient encore. Ils adhérèrent à son acte d'appel ; plusieurs même n'avaient pas attendu la publication de son mandement pour se déclarer. Seize en tout se mirent ainsi à la tête des appelants. Comme le cardinal de Noailles avait entraîné les évêques, ceux-ci à leur tour entraînèrent la province. L'université de Reims, le chapitre, plus de cent curés et divers communautés se déclarèrent pour l'appel. Ce n'était pas que l'archevêque manquât de vigueur ; mais la sédition, soutenue par le Parlement, se rit de ses sentences. Tours, Rouen, Nantes, Troyes se remplirent d'appelants ; l'Oratoire de Bretagne fit son appel par main de notaire ; à Rouen, les curés, à Troyes, les chanoines se distinguèrent par leur mauvais esprit.
On ne saurait se le dissimuler, c'était un scandale énorme dans les églises de France, que tous ces actes d'insubordination. Toutefois, il ne faut pas s'y tromper, le nombre des appelants, quelque grand qu'il paraisse d'abord, fut peu considérable, si on le compare à l'immense majorité des fidèles. Seize ou dix-huit évêques, trois Universités et deux ou trois mille ecclésiastiques, c'est à ce chiffre que se réduit l'armée des rebelles. Il est vrai que sous l'étendard
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(1) Lafiteau, Hist. de la bulle Unigenitus p. 329 ëdit, de Besançon.
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de la révolte on voyait un certain nombre de laïques et beaucoup plus de femmes encore. Mais de quel droit disputaient-ils à l'Église l'exercice de son autorité? Et, si nombreux que fussent les chefs qu'ils acclamaient, que devenait la petite minorité de ces aveugles conduisant d'autres aveugles en présence de tous ceux dont la fidélité protestait contre leur égarement? En France, plus de cent évêques les condamnaient ; plus de cent mille ecclésiastiques restaient dociles sous la houlette de leurs pasteurs ; les Universités, trois exceptées, avaient pu se préserver de la contagion, et dans le monde entier pas une voix qui ne s'élevât contre ce scandale des appels. Dans les communautés qui avaient déserté la vraie foi se trouvaient encore bon nombre d'âmes fidèles incapables de l'abandonner. A Paris, d'où le mouvement était parti, outre les jésuites, les sulpiciens, les lazaristes, les différentes familles de l'ordre de Saint-François qui ne se laissèrent pas entraîner, d'autres communautés ou résistaient comme un seul homme ou ne comptaient parmi leurs membres que très peu de victimes de la séduction. Dans plus de la moitié des diocèses, il n'y eut pas un seul appelant, et dans plusieurs de ceux qui étaient gouvernés par des évêques ayant appelé, le clergé resta inébranlable dans sa soumission au Saint-Siège. (1) A quoi, il est nécessaire d'ajouter l'unanimité de l'épiscopat dans les deux mondes.
57. Le Pape ne négligeait rien pour ramener le pauvre Noailles ; mais vains étaient tous les efforts pour le rétablissement de la paix. On discutait encore sur un Exposé de doctrines à transmettre aux fidèles, lorsqu'on découvrit que l'archevêque, dans ses négociations, avait manqué aux règles de la plus élémentaire probité. La publicité scandaleuse donnée à l'appel de l'archevêque, l'adhésion non moins scandaleuse de la faculté de théologie, dépassaient toutes les bornes. Le Pape, par un décret, condamna ces appels. Enfin, le 8 septembre 1718, le Saint-Père fit afficher la bulle Pastoralis officii. Dans cette bulle adressée à tous les fidèles, après avoir rendu compte de ses efforts multiples pour ramener les opiniâtres, le Pape avertit les chrétiens de ne plus regarder ceux qui ne se sou-
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(1) Jager, HUl.de l'Église catholique en France t. XVIII, p. 34.
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mettent pas à la constitution comme de véritables enfants de l'Église, mais de les considérer au contraire comme des rebelles des contumaces et des réfractaires. «Puisqu'ils se sont éloignés de nous et de l'Eglise romaine, dit-il, sinon par une déclaration expresse, du moins par des marques multipliées de l'endurcissement et de l'obstination de leur cœur, nous les regardons comme tout à fait séparés de nous, de notre charité et de la sainte Église romaine: par conséquent ils n'auront plus désormais, ni avec nous, ni avec la sainte Église romaine, aucune communion ecclésiastique. (1) » Cette bulle, qui au fond n'en faisait qu'une avec celle dont les opposants eussent voulu anéantir jusqu'à la mémoire, ne servit qu'à les irriter davantage. Trois semaines après le cardinal de Noailles fit paraître un nouveau mandement dirigé contre la bulle Pastoralis officii. Dans ce mandement, on avait osé lui faire dire que le Pape venait par sa dernière bulle de violer les droits les plus essentiels de l'épiscopat, qu'il y détruisait les maximes fondamentales de nos libertés et en attaquant les lois de la discipline, semait ainsi le trouble dans l'Église et dans l'État. Alors se fit une nouvelle levée de boucliers presque semblable à celle de l'année précédente. A la suite du chapitre métropolitain, on fit venir en foule les curés, les prêtres, les religieux, pour adhérer à ce second appel du cardinal. Les quatre évêques appelants de la bulle Unigenitus publièrent aussi en commun un acte d'appel de la nouvelle bulle, entraînant après eux plusieurs évêques habitués à les prendre pour oracles. Mais rien n'égala le scandale donné par l'Université adhérant en corps, toutes les Facultés réunies, à l'appel que la faculté de théologie avait fait un an auparavant.
De son côté, la magistrature s'était bien gardée de ne pas saisir une occasion aussi favorable de faire éclater tout son zèle contre les décisions du Saint-Siège. D'abord le Parlement avait voulu appeler de la bulle au futur concile ; mais il trouva plus conforme à ses usages de s'en tenir à ses appels comme d'abus. Plusieurs parlements de province suivirent son exemple.
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(1) Picot, Mémoires, UII, p. 42.