Darras tome 8 p. 467
90. Dans ces fragments de la lettre synodale d'Antioche, Eusèbe n'a reproduit in extenso que les détails relatifs à la conduite scandaleuse de Paul de Samosate; il a écourté, ou passé sous silence toute la partie dogmatique. C'est que l'historien, attaché du fond du cœur à l'Arianisme, avait quelque intérêt à laisser dans l'ombre
---------------
1. Nous n'avons pas besoin après les anathèmes que le concile vient de prononcer contre les suneisaxtai d'expliquer ici que le saint évêque Démé-trien, père de Domnus, avait été promu à l'épiscopat après avoir été marié. Le protestantisme passe volontiers sous silence la question des subitroductae, mais il relève avec soin la mention d'un évêque d'Antioche, fils d'un autre évêque, espérant, à l'aide d'une équivoque vingt fois éclaircie par les témoignages explicites de l'histoire, persuader aux lecteurs inattentifs que les évêques et les prêtres de la primitive Église ne renonçaient point au mariage pour entrer dans les ordres.
2. Euseb.. Bist. ecclw.» Hh, YUt cap, xxx.
==========================================
p468 PONTIFICAT DE SAIXT FÉLIX I
une discussion qui condamnait d'avance la doctrine d'Arius. La personnalité divine de Jésus-Christ avait, dans sa courte manifes-tation sur la terre, si puissamment saisi le coeur du monde, que, durant les trois premiers siècles de l'Église, toutes les discussions, toutes Ies controverses dogmatiques eurent cette personnalité pour objet. Les gnostiques de toute nuance la représentaient comme l'incarnation du démiurge, inférieur il est vrai au Dieu éternel, mais supérieur à tout le cosmos visible. Les patripassiens, exagérant dans un autre sens, confondaient Jésus-Christ avec le Père; Paul de Samosate divisait en deux la personnalité de Jésus-Christ. L'une des personnes avait été un homme, l'autre un Dieu. Arius reprendra cette thèse en la développant, et tombera sous l'anathème du concile de Nicée, comme Paul de Samosate sous celui du concile d'Antioche. Un terme théologique déjà employé pour désigner l'union hypostatique des deux natures en la personne de Jésus-Christ, le mot de consubstantiel, omoousios, fut sérieusement discuté par les Pères du concile d'Antioche. Cette particularité importante, qu'Eusèbe n'a pas cru devoir signaler, nous est attestée à la fois par saint Basile et saint Athanase. « Les évêques réunis pour la condamnation de Paul de Samosate, dit saint Basile, écartèrent le terme de consubstantiel, parce qu'il prêtait à une interprétation fausse, en exprimant la notion de la substance et de ses accidents, selon l'acception matérielle du mot; en sorte qu'il pouvait impliquer une division complète entre les deux termes jouissant de la consubstantialité. Par exemple, deux pièces de monnaie, frappées d'un même métal, sont réellement consubstantielles. Mais c'était là une acception trop grossière pour qu'on pût raisonnablement l'appliquer à la substance divine, en laquelle il n'y a point de partie divisible, ni plus ancienne l'une que l'autre. Le penser seulement serait une impiété. Qu'y a-t-il en effet de plus ancien que ce qui n'a point de commencement? Un tel blasphème détruirait l'essence même du dogme catholique. Entre le Père et le Fils il y a consubstantialité, sans division, quoiqu'avec distinction de personnes 1. » Ces paroles de
--------------
1. Basil.. Efist. lu ; Pair, grac,} tom. XXXII, col. 393.
========================================
p469 CHAP. VI. — PAUL DE SAMOSATE.
saint Basile, exactes quant au fond, présentent néanmoins dans la forme une erreur que saint Athanase a relevée. D'après le témoignage de saint Basile, on pourrait croire que les Pères d'Antioche rejetèrent absolument le terme de consubstantiel : ils se contentèrent seulement de l'expliquer et de prévenir ainsi la fausse interprétation que lui donnait Paul de Samosate. Voici comment saint Athanase s'exprime à ce sujet : «Les évêques qui déposèrent Paul de Samosate avaient admis le terme de consubstantiel. Mais l'hérésiarque abusa de cette expression pour la détourner dans le sens de son erreur. Vous distinguez la substance divine en trois hypostases, disait-il. Je veux bien admettre cette distinction. Mais il en résulte nécessairement que, sur ces trois substances, il y en a une qui a précédé les deux autres, et c'est ce que je soutiens. Tel est le sens dans lequel le concile d'Antioche répudia le mot de consubstantiel. Du reste, ce terme était usité bien antérieurement dans l'Église. Ainsi les fidèles avaient dénoncé, à Rome, saint Denys d'Alexandrie, sous prétexte que ce grand évêque refusait d'employer le mot de consubstantiel. Le pontife romain lui écrivit à ce sujet pour lui attester que ce terme était reçu par toute l'Église catholique. Denys d'Alexandrie se justifia près du pape, son homonyme, dans un livre intitulé : « Exposition de Foi et Apologie. » Il y parlait ainsi : « J'ai déjà repoussé l'accusation mensongère par laquelle on prétend que je me refuse à déclarer que le Christ est consubstantiel à Dieu. Je n'ai jamais repoussé le terme de consubstantiel; j'ai seulement dit, ce qui est vrai, qu'il ne se trouve nulle part dans les Écritures, mais quant au sens qu'il exprime, je le tiens pour indubitable et l’ai toujours professé1. » II est donc incontestable que le mot de consubstantiel, qui devait plus tard si souverainement déplaire à Eusèbe de Césarée, était déjà, en l'an 200, consacré dans le langage théologique de l'Église. Les Pères d'Antioche formulèrent en ces termes leur profession de foi, qu'Eusèbe n'a pas jugé à propos d'insérer dans son Histoire, mais qui nous a été conservée par le concile d'Éphèse : « Nous confessons que Jésus-Christ, notre Sei-
------------
1. Athanag., de Synodis, cap- xlhi,z.Uv; Patr. grac, tom. JEXVI, col. 770-711»
========================================
p470 PONTIFICAT DE SAINT FELIX I (269-274).
gneur, engendré du Père avant les siècles, s'est incarné en ces derniers temps dans le sein de la Vierge; qu'il n'y a en lui qu'une seule personne, mais qu'il réunit les deux natures, divine et humaine. Tout entier Dieu; tout entier homme; il est Dieu avec le corps; mais ce n'est pas en raison du corps qu'il est Dieu. Tout entier homme avec la divinité, ce n'est point en raison de la divinité qu'il est homme. Ainsi il est tout entier adorable avec le corps, bien que ce ne soit point en raison du corps qu'il est adorable. Tout entier adorateur avec la divinité, ce n'est point selon la divinité qu'il est adorateur. Tout entier incréé avec le corps, bien que selon le corps il ne soit point incréé. Tout entier informé avec la divinité, bien que selon la divinité il n'ait point été formé. Tout entier consubstantiel à Dieu, même avec le corps, bien que ce ne soit point selon le corps qu'il est consubstantiel à Dieu. Par la même raison ce n'est point selon la divinité qu'il est coessentiel aux hommes, bien que, selon la chair, et même avec sa divinité il soit coessentiel aux hommes 1. »
10. Quand la lettre synodale adressée au pape saint Denys par les pères d'Antioche arriva à Rome, c'était saint Félix I qui occupait la chaire de saint Pierre. Il confirma solennellement la sentence portée contre l'hérésiarque, et écrivit aux évêques d'Orient une lettre dont nous possédons encore un fragment : « Notre foi à l'Incarnation, disait-il, est celle que nous ont transmise les apôtres. Nous croyons que Jésus-Christ Notre-Seigneur, né de la Vierge Marie, est le Verbe, le Fils éternel de Dieu, et non point un homme élevé par Dieu à cet honneur, de telle façon qu'il serait autre que Dieu même. Le Fils de Dieu n'a point choisi un homme pour se l'associer, en telle sorte qu'il y aurait deux personnes en Jésus-Christ. En s'incarnant au sein de la Vierge, le Verbe, Dieu parfait, est devenu homme parfait 2. » Il était assez facile de condamner Paul de Samosate et de le déposer canoniquement ; mais l'exécution de la sentence semblait devoir présenter plus de difficultés. L'hérésiarque joignait à son titre
--------------------
1. Labbe, Concil., tom. III, col. 880. — » Pair, lai., tom. V, col. i«.
=========================================
p471 CHAP. VI. — SYNCHRONISME.
d'évêque celui de procureur de Zénobie à Antioche. Il disposait donc de la force armée, et il en usa pour se maintenir dans l'Église au mépris de la sentence du concile. Domnus ne put prendre possession de son siège. Il se produisit alors une intervention tout à fait inattendue, mais que la situation politique à cette époque explique à merveille. Aurélien, nous l'avons dit, songeait à relever le pouvoir de Rome en Asie. Il tourna donc ses armes contre la reine de Palmyre. L'une des premières conquêtes d'Aurélien fut précisément Antioche, cette capitale de la Syrie, qui était alors comme la clef de l'Orient. « Or, dit Eusèbe, les chrétiens s'adressèrent à l'empereur, pour en obtenir l'expulsion de Paul de Samosate. L'empereur voulut lui-même examiner l'affaire ; il prononça la sentence en ces termes : L'église d'Antioche et les bâtiments qui en dépendent doivent être livrés à celui des deux compétiteurs qui est reconnu par l'évêque de Rome et en correspondance avec lui 1. » Les officiers impériaux se chargèrent d'exécuter cette sentence. Paul de Samosate, banni par eux, alla mourir dans l'exil et vraisemblablement dans l'impénitence finale. L'histoire du moins ne parle pas de son repentir.