Arius 40

Darras tome 10 p. 362


§ IX. Mort de Valentinien I.

76. Au moment où Valentinien recevait à Trêves la visite du grand évêque de Tours, la politique impériale subissait un échec grave en Afrique. Une députation venue de cette province, et composée des plus notables habitants de Septi (Ceuta), lui avait dénoncé les exactions et les cruautés du comte Romanus, gouverneur d'Afrique. Sans prendre le temps d'examiner lui-même la requête, Valentinien chargea Remigius et Palladius, deux officiers du prétoire, d'en prendre connaissance et de lui en faire un rapport sommaire. Soit légèreté, soit connivence, les deux magistrats rédigèrent un mémoire qui justifiait sur tous les points l'administration du comte Romanus. Valentinien, sous l'influence de la fièvre sanguinaire qui le dominait depuis sa fameuse maladie de Reims, fit trancher la tête aux députés de Septi. En réponse à cette cruauté barbare, l'Afrique tout entière se révolta. L'empereur crut donner satisfaction aux insurgés en sacrifiant Remigius et Palladius, les premiers auteurs de ce malentendu. A leur tour, ils eurent la tête tranchée ; leur supplice ne fit qu'ajouter une nouvelle tache de sang à l'histoire de Valentinien, et l'Afrique ne songea pas davantage à se soumettre.

-------------------------

1.          Sulpic. Sever., Tita Uarti*., cap. xxt.

=======================================

 

p363 CHAP.   II.   — MORT DE  VALENTINIEN   I.

Il eût été plus sage de destituer le comte Romanus, mais Valentinien mettait une sorte d'amour-propre à le maintenir dans son commandement. «Soumettez-vous d'abord, mandait-il aux cités africaines. Je vous ferai ensuite justice de Romanus. » L'empereur paya cher son orgueilleuse obstination. Un prince de Mauritanie, Firmus, se revêtit de la pourpre, et se fit proclamer César. Toutes les villes de la côte, Julia Caesarea (Cherchell), Icosium (Alger), Rucate (Philippeville), lui ouvrirent leurs portes et reconnurent sa domination. Le comte Romanus, enfermé dans la cité maritime de Dgilgitana (DgigelIi), fit partir pour Trêves un messager qui devait à la fois informer l'empereur de cette situation désespérée, et lui demander du secours. Valentinien, à cette nouvelle, entra dans un des accès de rage qui lui étaient familiers, mais qui ne remédiaient à rien. Il délibéra ensuite. Deux partis s'offraient à sa pensée : prendre lui-même le commandement de ses troupes et soumettre les rebelles africains par la force. Cette première idée lui souriait; il avait conservé toute son aptitude militaire. Chaque année il remportait quelques nouvelles victoires sur les Germains et les Francs. Cependant on lui fit observer que, s'il quittait les bords du Rhin, il laisserait la Gaule en proie aux barbares. Cette perspective le retint. Il s'arrêta donc au second parti, qui consistait à charger l'un de ses lieutenants de rétablir en Afrique sa domination compromise. Mais, pour un caractère aussi soupçonneux que le sien, le choix du général à qui il allait confier une mission de cette importance devenait chose très-délicate. Après bien des perplexités, Valentinien se résolut à donner le commandement de l'expédition au comte Théodose, maître de la cavalerie, lequel venait de s'illustrer en affranchissant la Grande-Bretagne des attaques des Pictes, et en formant, au sud de cette contrée, la nouvelle province romaine de Valentia. Une des raisons qui déterminèrent Valentinien, dans cette circonstance, fut le désintéressement et la loyauté connus de Théodose, lequel alliait une piété véritable à son génie militaire. Théodose, né à Italica (Séville), descendait de la famille Ulpia, qui avait la gloire de compter Trajan au nombre de ses ancêtres. Une telle illustration aurait pu le rendre suspect à

=====================================

 

p364 PONTIFICAT DE SAINT DAMASE  (366-384).

 

Valentinien; de plus, Théodose avait un fils âgé de vingt-cinq ans, qui portait son nom, qui l'avait accompagné dans toutes ses campagnes, et qui était déjà célèbre dans l'armée. C'étaient là autant de sujets de défiance pour Valentinien. Cependant il passa outre, et cette fois encore il fut à son insu l'instrument de la Providence.

 

77. L'expédition commandée par le comte Théodose s'embarqua à Massilia (Marseille), et aborda sans encombre à Dgigelli. Elle se composait de trois légions recrutées dans la Pannonie et la Mésie. Romanus accourut au-devant de ses libérateurs : mais Théodose, qui ne voulait pas assumer la responsabilité des haines populaires dont ce gouverneur était l'objet, le fit garder à vue dans un château fort et entama immédiatement la campagne. Alors, comme aujourd'hui, les difficultés d'une expédition de ce genre étaient grandes et nombreuses. Il fallait lutter contre un climat torride et contre un ennemi presque toujours invisible, fuyant les batailles rangées, tuant en détail les soldats romains, sans jamais les attaquer de front. Théodose triompha de tous les obstacles. Il parcourut pied à pied tout ce pays que nos soldats ont depuis conquis de la même manière. Firmus, successivement chassé des postes dont il s'était emparé, fut réduit à s'étrangler lui-même sous sa tente. Les aigles romaines furent rétablies dans la province d'Afrique. Après cette victoire, un arc de triomphe, dont on voit encore aujourd'hui les ruines, fut érigé à Sétif, portant les deux noms de Valentinien auguste et invincible, et de Théodose son général. La victoire avait été achetée par des flots de sang. Les vengeances furent impitoyables. Les cohortes défectionnaires qui pendant l'insurrection étaient passées sous les drapeaux de l'usurpateur, furent toutes rassemblées dans une vaste plaine, à Tigavia. Les malheureux captifs avaient les mains chargées de chaînes ; toute l'armée les entourait. Théodose sortit de sa tente, prit place sur son tribunal, et, s'adressant aux légions : «Camarades, dit-il, que pensez-vous qu'on doit faire de ces déserteurs et de ces traîtres, qui ont déshonoré les aigles romaines?» — Un cri de mort s'éleva du milieu des rangs. La sentence fut

=====================================

 

365 CHAP.   II.  — MORT DE  VALENTINIEN I.

 

exécutée sur l'heure, et les captifs passés au fil de l'épée. A peine cette boucherie était-elle achevée que les soldats eux-mêmes en reconnurent l'horreur. Les mœurs chrétiennes avaient fait assez de progrès dans les esprits pour que des scènes de ce genre, renouvelées des plus mauvais jours du paganisme, fussent alors unanimement réprouvées. La nouvelle du massacre parvint à Trêves, grossie encore par l'exagération des récits les plus malveillants pour le comte Théodose. Le conseil impérial expédia l'ordre de décapiter le vainqueur de l'Afrique. L'exécution eut lieu sur la place publique de Carthage, en présence des légions qui assistèrent, l'arme au bras, au supplice du rude mais fidèle général auquel elles devaient leur triomphe. Le comte Théodose n'était encore que catéchumène. Il implora la faveur de recevoir le baptême, demanda à Dieu pardon de ses péchés et mourut en héros, léguant le soin de venger sa mémoire à son fils, le jeune Théodose, lequel recueillit les restes sanglants de son père et les rapporta pieusement sur le sol natal de l'Espagne. Il se tint ensuite à l'écart, pleurant sur les malheurs de sa famille, méditant dans sa disgrâce sur la vanité de la gloire et sur le néant des grandeurs humaines (375).

 

78. Le supplice du comte Théodose ne fut pas l'œuvre de Valentinien. Ce prince avait cessé de régner et de vivre. Au printemps de l'an 375, une révolte des Quades l'avait appelé en Pannonie. Cette révolte fut occasionnée par l'injustice et la cruauté impériales. Valentinien avait entrepris d'élever sur toutes les frontières septentrionales une chaîne de forteresses reliées entre elles et gardant tous les passages sur les fleuves, ou dans les défilés des montagnes.  « Il ne se faisait nul scrupule, dans le choix  des emplacements, dit M.  de Broglie, de dépasser la limite d'ailleurs  assez mal définie  du territoire  de l'empire.  C'est  ainsi qu'il avait jeté au delà du Danube, sur le domaine des Quades, le fondement de deux  forts  qui devaient commander toutes les plaines environnantes. Les Quades, voyant dans cet empiétement un attentat à leur propriété non moins qu'à leur indépendance, firent des représentations au maître de la cavalerie Equitius, qui

==========================================

 

p366 VO.NTIFICAT  DE  SAIXT PAMASE  (366-3Si).

 

dirigeait les constructions. Celui-ci les accueillit avec faveur, leur promit de soliciter de nouveaux ordres et interrompit provisoirement les travaux. Mais quand la demande parvint à l'empereur, le farouche Maximinus qui ne le quittait pas, croyant qu'on pouvait traiter des barbares comme on traitait des sénateurs, s'emporta contre la lâcheté d'Equitius. Mettez seulement mon fils Marcellin la tête de la province de Pannonie, dit-il à Valentinien, et je vous garantis que dans un an vos deux forteresses seront debout. » — Marcellin fut nommé. À peine arrivé sur les lieux, il fit reprendre et activer avec ostentation les travaux suspendus. Les Quades au désespoir envoyèrent leur roi Gabinius près du jeune commandant, pour le conjurer de s'arrêter et de ne pas compromettre leurs relations de bon voisinage. Marcellin affecta de recevoir avec honneur le royal négociateur; il l'invita à sa table, le combla de prévenances, mais à la fin du repas il le fit poignarder sous ses yeux. Ce forfait souleva d'indignation les tribus des Quades. Elles se levèrent en masse et franchirent le Danube. La contrée voisine du fleuve fut couverte d'une multitude furieuse, qui ravageait tout sur son passage. Les villes et les cités romaines étaient pillées et détruites; les femmes et les enfants emmenés en captivité. Les barbares faillirent surprendre la fille de l'empereur Valens, Constantia, jeune enfant de treize ans, que l'on conduisait à Trêves pour la fiancer à l'auguste Gratien. On parvint à sauver la princesse et à l'abriter derrière les murailles de Sirmium. L'invasion grossissait toujours. Les Sarmates ce joignant aux Quades dévastaient la Mésie. Valentinien accourut à marches forcées. Jamais son humeur n'avait paru si impatiente, ni si farouche. Malgré la célérité de son voyage et les dangers d'une expédition militaire, il voulut, par un bizarre caprice, être accompagné de l'impératrice Justina et de son second fils, enfant de trois ans; pendant que Gratien, qui en avait dix-huit, dut restar à Trêves. Sur son chemin, l'empereur semait les menaces et la violence. Des députés sarmates vinrent se jeter à ses genoux, implorant sa clémence; il les repoussa, sans daigner les entendre. Quelques évêques orthodoxes d'Illyrie voulurent profiter de sa présence pour

==========================================

 

p367 CHAP.  II.  — MORT DE VALENTINIEN I.

le supplier d'intercéder près de son frère Valens, en faveur des catholiques. Valentinien les congédia en disant : « Rendez à César ce qui est à César. » Sa colère, au lieu de se porter contre Marcellin dont le crime avait occasionné tant de désastres, se déchargea sur le préfet du prétoire, Probus, entièrement étranger à toute cette affaire. Probus fut mis en accusation. Sa mort paraissait certaine. Les événements le sauvèrent. Les Quades, impuissants à résister aux forces romaines, venaient de demander la paix. Valentinien était alors à Bregetio, petite bourgade aujourd'hui inconnue sur le bord du Danube. Il assigna une audience aux députés barbares pour le 17 novembre. La nuit qui précéda cette entrevue, son sommeil fut très-agité. Il vit en songe sa femme Justina, qu'il avait laissée à quelque distance du camp, paraître devant lui en habits de veuve, les cheveux épars, les vêtements déchirés. Le matin, avant l'heure de l'audience, il voulut faire une promenade à cheval, l'animal qui lui fut amené se cabra, au moment où il voulait le monter, et l'empereur ne put réussir à se mettre en selle. Se retournant alors vers l'écuyer de service, qui lui avait tendu la main en guise d'étrier, il ordonna qu'on coupât le bras de ce malheureux. L'exécution eut lieu en sa présence ; puis il rentra et fit introduire les députés. Leur attitude était humble, leur langage suppliant. Ils embrassaient ses genoux, en versant des larmes. Valentinien les fixant d'un regard de mépris : Tous vos compatriotes sont-ils faits comme vous? leur demanda-t-il brusquement. Seigneur, répondirent-ils, vous avez devant vous les premiers et les plus nobles de notre nation. Dans quel temps maudit ai-je donc pris l'empire ! s'écria Valentinien. Quoi ! des barbares tels que vous, des déguenillés, aussi vils que méprisables, prennent les armes, passent les frontières et souillent de leur présence le territoire sacré de Rome ! En parlant, il s'animait de plus en plus; sa voix était tonnante, le sang lui montait au visage, gonflait ses veines et semblait lui sortir par les yeux. Subitement il s'arrêta, et tomba mort aux pieds des ambassadeurs épouvantés. Un coup d'apoplexie foudroyante avait fait justice du tyran1. » (375.) Il avait cinquante-cinq ans.

---------------------

1 M. de Broglie, l'Égl. et l'Emp. rom., tom. V, pag. 279-282.

===========================================

 

p368 PONTIFICAT  DE  SAINT  DAMASE   (3GIKj8ï).

 

   79. La consternation, l'étonnemcnt, le désespoir furent extrêmes dans le camp. Le chef gaulois Mérobaude, le préfet Probus inopinément délivré par cette mort, prirent tous deux le commandement de l'armée. La paix fut conclue avec les Quades. Valetitinien II, le jeune fils du défunt César, fut présenté aux troupes par sa mère Justina et salué du titre d'empereur d'Occident, conjointement avec Gratien son frère. Ce fut dans la période qui suivit cette double inauguration que l'ordre de mettre à mort le comte Théodose avait été signé par le conseil impérial et expédié à Carthage. Les changements de gouvernement n'offrent que trop d'exemples de ces sortes de revirements d'opinion et de mesures réactionnaires. Maximinus et son fils Marcellin furent, à plus juste titre, sacrifiés au ressentiment populaire. On ne procéda point encore à une répartition de l'Occident entre les deux collègues impériaux. Gratien n'était point arrivé à l'âge légal de la majorité; Valentinien II n'avait que trois ans; on convint donc de laisser la souveraineté indivise entre eux, sous la tutelle d'un conseil de régence.


§ X. Mort de Valens.


   80. Au moment où Valentinien I succombait en Occident sous la main de la justice divine, Valens en Orient donnait le spectacle des mêmes fureurs, et marchait lui-même à pas précipités vers sa ruine. Ce n'étaient plus seulement les catholiques qui tombaient victimes de ses soupçons et de ses vengeances. A force de cruautés, il en était venu à immoler par milliers tous les innocents qui lui tombaient sous la main. Un cri de désespoir s'éleva de toute l'Asie. On faisait publiquement des vœux pour la commune délivrance et pour la prompte mort du tyran. Les habitudes païennes avaient laissé, dans les classes populaires, un goût prononcé pour la divination et l'interrogation de l'avenir par les sorts. De toutes parts, on avait recours à ces pratiques divinatrices pour s’enquérir des probabilités de la mort de Valens. Un jour trois officiers de l'armée impériale, Pergamius, Irénée et Fiducie, réunis dans cette même pensée, eurent recours à l'alectryomancie :

=====================================

 

p369 CHAP. II. — MORT DE VALENS.

 

(divination par un coq). Ils disposèrent en rond un alphabet grec, et placèrent sur chacune des lettres un grain de blé. Un coq fut placé au milieu du cercle ; puis on demanda au sort ainsi disposé de faire connaître le nom du futur successeur de Valens. Le volatile chargé de répondre becquetait au hasard, il prit tour à tour les grains placés sur les lettres T E O D, Théod.... Les initiés se tinrent pour satisfaits; et sans pousser plus loin leurs investigations, ils se persuadèrent que le sort désignait Théodore, chef des notaires impériaux. Changeant alors leur mode d'interrogation, ils employèrent le moyen remis de nos jours en honneur par le spiritisme, et se servirent d'une table tournante. Un petit trépied en bois de laurier rose fut soumis à la chaîne magnétique et entra bientôt dans un mouvement de rotation sur lui-même. Ce trépied portait un disque de métal sur la face duquel étaient gravées les lettres de l'alphabet. Au-dessus un anneau suspendu à un fil frappait dans ses oscillations tantôt une lettre, tantôt une autre, formant ainsi d'abord des mots puis des phrases entières. Les interrogateurs posaient leurs questions. La table tournante leur répondit successivement que le nouvel empereur d'Orient serait jeune, instruit, brave. Ils demandèrent alors s'il les honorerait de sa faveur? A cette dernière question, il leur fut répondu qu'ils ne le verraient pas régner, parce qu'auparavant leur indiscrète curiosité leur aurait coûté la vie. Cet oracle ne tarda guère à s'accomplir. Dénoncés à Valens, ils furent tous les trois mis à la torture et décapités. Dans les tourments, ils confessèrent que le sort leur avait indiqué les deux syllabes Théod….. comme les initiales du futur souverain. Il n'en fallut pas davantage pour que
Théodore, le chef des notaires impériaux, se vît accusé de haute
trahison. Il eut la tête tranchée. Malheur dès lors à tous ceux dont
le nom commençait par les lettres suspectes. Ce fut une hécatombe de Théodotes, de Théodules, de Théodoses. Toutefois,
quand le fameux guerrier qui portait ce dernier nom eut subi la
mort à Carthage, Vaiens respira un peu. Mais ce fut pour imaginer de nouvelles proscriptions. Il réfléchit que toutes les anxiétés
qu'il venait d'éteindre dans des flots de sang lui avaient été suscitées par les pratiques occultes de la divination et de la magie.

==========================================

 

p370 PONTIFICAT  DE  SAINT  DAMASE   (3GG-384).

 

Il crut donc couper le mal dans sa racine en portant un édit qui condamnait à mort non pas seulement tous les magiciens, mais tous ceux qui seraient convaincus d'avoir interrogé les sorts, ou chez qui l'on aurait trouvé un livre de magie et de divination. Ce décret coûta la vie à l'hiérophante Maxime, l'ancien favori de Julien l'Apostat. Amené devant l'empereur, à Antioche, il eut beau jurer, par tout ce qu'il avait de plus cher, que jamais il n'avait formé d'autres vœux que ceux d'une prospérité infinie pour Valens, on lui trancha la tête. Un autre mystagogue, nommé Simonide, fut brûlé vif. Le fameux comte Alypius, celui-là même qui jadis avait présidé la tentative de restauration du temple de Jérusalem, convaincu d'avoir assisté à quelques cérémonies théurgiques, fut décapité. Son fils eut le même sort. Tant d'exécutions, loin de détourner le peuple des pratiques occultes, ne faisaient que l'y encourager. Les prédictions les plus sinistres circulaient partout sur le compte de Valens. On disait que les oracles annonçaient qu'il périrait dans les flammes. Or, il venait de construire à Antioche des thermes magnifiques, auxquels on avait donné son nom. Chaque fois que le peuple passait devant la fournaise incandescente de l'hypocauste , il disait : « Voilà Valens qui chauffe! » Cependant les soldats étaient sans cesse occupés à visiter les maisons et à fouiller les passants soupçonnés de détenir ou de porter sur eux des livres de magie. Les propriétaires de ces écrits compromettants cherchaient à s'en défaire par tous les moyens possibles : on les brûlait, on les jetait au fleuve. Un jeune chrétien d'Antioche, nommé Jean, se promenant avec un de ses amis sur les bords de l’Oronte, aperçut par hasard un de ces volumes flottant à la surface de l'eau; il l'attira à lui, le ramassa, et se mit à le parcourir. En ce moment, un soldat se dirigeait à la rencontre des promeneurs. Jean cacha rapidement le parchemin sous son manteau,  pendant que son compagnon détournait l'attention du soldat, il trouva moyen de le laisser glisser insensiblement derrière lui. Un faux mouvement pouvait le perdre : grâce à Dieu, le stratagème passa inaperçu. Ce jeune chrétien était le futur archevêque de Constantinople, dont l'Église et le monde entier ont consacré l'in-

==========================================

 

p371 CHAP. II. — mORT de valens.

comparable éloquence par le surnom de Chrysostome  (bouche d'or).

 

   81. La rage de Valens se trompait d'ennemis. Ceux qu'il massacrait chaque iour par milliers étaient fort inoffensifs. Mais la Providance allait en faire surgir contre lui de bien autrement redoutables. En 346 Servatius de Tongres avait prédit qu’une race jusque-là inconnue, à laquelle il donnait le nom de Huns (Hunni) sortirait du puits de l'abîme et dévasterait le monde romam en punition de ses crimes 1. L'heure était venue où la prophétie du saint évêque allait s'accomplir. Au printemps de l'année 376, on apprit soudain à Antioche que, des extrémités du septentrion et des versants de la mer Caspienne, une nuée d'hommes sauvages, paraissant barbares aux barbares eux-mêmes, se dirigeaient sur l'Asie, refoulant devant eux toutes les tribus intermédiaires. On faisait monter le nombre de ces farouches inconnus à un chiffre de plusieurs millions. Les rares témoins qui avaient pu approcher les campements des nouveaux envahisseurs en faisaient une description qui glaçait d'épouvante. On racontait que leur corps était trapu, leur tête énorme, leur teint cuivré, leur nez affreusement épaté sur leurs joues, leur visage tailladé et couvert d'excoriations volontaires pour empêcher la barbe de pousser. On ajoutait qu'ils passaient leur vie à cheval, qu'il se nourrissaient de viande crue, dont les lambeaux attachés au pommeau de leur selle ne subissaient d'autre préparation que cette exhibition au grand air et au soleil. Enfin tous ces guerriers étaient vêtus de peaux de rats et armés de flèches garnies d'os pointus en guise de fer. C'étaient bien les Huns, ces rudes faucheurs qui devaient, un demi siècle plus tard, moissonner l'empire romain dans toutes les directions, sous la conduite d'Attila. Pour le moment, ces hordes effroyables s'avançaient, à pas lents mais sûrs et sans rétrogader jamais, dans les espaces immenses où les autres barbares avaient vécu jusque-là. Les Goths, chassés par eux, étaient venus en foule couvrir de leurs populations effarées la rive droite du Danube. Ils envoyèrent leur évêque Ulphilas supplier

---------------------

1. Cf. tom. IX de cette Histoire, pag. 358.

====================================

 

p372 Pontificat de saint damase (300-384).

 

le gouverneur de Mésie de les autoriser à passer le fleuve et de leur donner l'hospitalité sur le territoire de l'empire. Ulphilas, né parmi les Goths, mais descendant d'un captif de Rome, avait reçu son éducation en Europe. Ordonné prêtre au concile de Nicée où il accompagnait Théophile, le premier évêque des Goths, il avait succédé, vers 333, à ce vénérable pontife. Depuis lors, tout son zèle s'élait dépensé à faire pénétrer le christianisme parmi ses compatriotes. A force de persévérance, malgré des difficultés sans nombre et souvent de cruelles persécutions, il avait réussi à en convertir près d'une moitié, et à se faire respecter par l'autre comme un envoyé du ciel. Il avait traduit l'Écriture sainte presque entière en langue gothique, inventant lui-même des caractères pour fixer les sons jusque-là inarticulés de cet idiome 1. On remarque pourtant qu'il ne fit point entrer dans sa traduction les livres des Rois. Il y trouvait, dit Philostorge, trop de récits de guerre, pour des catéchumènes d'une humeur déjà si belliqueuse. Quoi qu'il en soit de ce scrupule, qui est peut-être une légende sans valeur 2, Ulphilas était demeuré en communion avec les papes, et était honoré d'eux comme un apôtre. La mission dont il était chargé près du gouverneur de Mésie lui avait été confiée par les deux rois goths Fritigern et Alavive, lesquels venaient d'être appelés au trône dans des circonstances tout exceptionnelles. Jusque-là, la monarchie héréditaire de ce peuple s'était conservée dans une famille païenne, qui avait juré une haine immortelle aux Romains. Quand la nécessité de se soustraire aux flèches des Huns eut forcé la nation à se replier sur la rive droite du Danube et à implorer un asile dans le territoire de l'empire, Athanaric, le roi païen, déclara qu'il avait juré, sur le lit de mort du son père, de ne jamais poser le pied qu'en ennemi sur le sol romain. Vainement ceux d'entre les Goths qui avaient embrassé le christianisme lui répondaient que les Romains, unis avec eux

-------------------

1.Tous les fragments, jusqu'ici retrouvés, de la version gothique de l'Ecrire sainte par Ulphilas, ont élé publiés avec une grammaire et un dictionnaire de cette langue. Tom. XVIII de la l'alrol. lat.. col. 455-1560. 2. Cf. Gablentz et Loebe, l'rûleyooiena m Ulphilam ; Patr. lat., tom. XVIII, l   4G:i.

=====================================

 

p373 CHAP.   II.   — MOKT  DE   YALENS.

 

dans la croyance à Jésus-Christ, se montreraient moins impitoyables que les Huns. Athanaric ne voulut rien entendre. Il s'obstina dans son refus; mais le peuple, pressé de franchir le Danube et de trouver une barrière contre les terribles envahisseurs du Nord, se révolta contre Athanaric, le contraignit de prendre la fuite, et investit de la dignité royale Fritigern et Alavive, deux princes dont on connaissait la vénération pour Ulphilas et la ferme volonté de donner suite aux négociations avec l'empire romain.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon