Darras tome 10 p. 313
48. A son oncle et suffragant, Basile écrivait: «Ma douleur est immense, quand je songe que, vous aussi, vous vous êtes séparé de moi ! Sans doute la Providence me réservait cette épreuve, en expiation des misères et des fautes de ma jeunesse. À cela, je n'ai rien à dire et je m'incline humblement sous la main qui me frappe. Mais s'il est question d'autre chose, s'il s'agit d'une faute récente, commise dans l'exercice de mon ministère épiscopal, je déclare qu'à moins d'être aveuglé par un nuage qui convrirait entièrement mon intelligence, je ne me sens coupable de rien. Avec une telle assurance, je viens maintenant vous supplier de demeurer semblable à vous-même, vous rappelant non plus la tendresse vraiment paternelle dont vous m'avez donné jadis tant de preuves, mais surtout l'intérêt de l'Église que vous sacrifieriez en m'immolant. S'il y a dans la foi en Jésus-Christ un lien indissoluble, s'il est dans l'Esprit-Saint une communion inaliénable, par les entrailles de la charité et de la miséricorde divines, je vous en conjure, cessez cette guerre cruelle. Soyez le premier à mettte un baume sur mes plaies. Donnez l'exemple de la réconciliation. Les autres suivront votre exemple. Vous êtes un fils de paix; nul plus que vous ne porte l'empreinte de la mansuétude et de la charité: sera-t-il dit que je serai le seul à n'en pas obtenir le bénéfice? Redevenez vous-même; votre influence agira sur nos collègues comme un parfum précieux, dont la suave odeur se répand au loin et exerce une attraction irrésistible. Ne fût-ce que pour reconquérir le bien inénarrable de la concorde et de la charité, vous devriez agir ainsi. Que sera-ce donc, si je vous le demande au nom des
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1. S. Basil., Epist. CCXXI1I ; Pair, grac, lom. XXXII, col. S20-S34, paseim.
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liens de parenté qui nous unissent? Eh quoi! si j'ai péché, si je suis coupable en quelque chose, doutez-vous que je ne sois prêt à suivre vos conseils, pour réparer le mal et corriger tout ce que vous auriez trouvé de défectueux dans ma conduite 1. » L'oncle de Basile ne résista point à ce langage d'une humilité sublime. Il vint se jeter dans les bras de son neveu, le conjurant de visiter son église et de venir, par sa présence, donner aux fidèles le gage de l'union désormais inaltérable qui régnerait entre deux pasteurs si bien faits pour se comprendre 2.
49. Avec non moins d'abnégation personnelle, mais d'un ton plus accentué, saint Basile écrivait aux habitants de Néocésarée : « Vous avez prêté l'oreille aux calomnies débitées contre moi. Vous avez accueilli toutes les injures dont je suis l'objet. Je ne songerais point à m'en plaindre, s'il n'y allait que de mon honneur. Mais c'est à vous bien plus qu'à moi que cette conduite fait tort. II ne saurait m’être indifférent de vous voir entraînés dans l'erreur par des maîtres de mensonge, des artisans d'iniquité. Je viens donc défendre devant vous non ma cause, mais la vôtre, celle de vos amis et de votre salut éternel. Serait-ce, frères bien-aimés, que je prétende être impeccable? Non! je me connais moi-même, et ne cesse chaque jour de pleurer devant Dieu mes faiblesses et mes misères. Mais qu'y a-t-il de commun entre les fautes de notre infirmité naturelle et les forfaits dont je suis accusé par des hommes qui aperçoivent la paille dans l'oeil du prochain, sans voir la poutre dans le leur? Si une seule de leurs articulations était fondée, il ne manque pas d'évêques dans la province, il ne manque pas de prêtres en chaque paroisse. Qu'on les rassemble! Qu'on leur soumette ma vie tout entière; qu'on prouve devant eux les calomnies qui se murmurent à l'oreille, et se colportent sous le manteau. Il est temps que le jugement succède à la diffamation. Si l'on veut incriminer ma foi, qu'on cite un seul de mes écrits, une seule de mes paroles, où j'aie trahi la sainte cause de la vérité. Qu'on prononce entre moi et mes accusateurs. Sera-
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1. S. Basil., Epist, UX. — * S. Basil., Epist. IX.
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t-il dit que deux ou trois hérétiques notoires l'emporteront sur cette multitude de saints évêques répandus dans tout l'univers, lesquels attestent mon orthodoxie, et me restent unis de communion? Interrogez-les en Pisidie, en Lycaonie ; chez les Phrygiens et les Lydiens; dans les deux Arménies, en Macédoine, en Achaïe, dans les Gaules, l'Espagne, l'Italie, la Sicile, l'Afrique, l'Egypte et la Syrie ! Tous ceux qui sont demeurés fidèles à la vérité catholique, dans ces contrées si lointaines et si diverses, sont en relations fréquentes avec moi. Je reçois leurs lettres; ils accueillent les miennes : ma foi est la leur. En sorte que se séparer de ma communion, c'est se séparer de la communion catholique. Réfléchissez-y donc, frères, il y va de votre intérêt le plus sacré. Personnellement je ferais bon marché de moi-même. Et plût à Dieu qu'en m'anéantissant on pût rendre aux églises l'unité et la sincérité de la foi, la concorde et la paix 1 ! »
50. Ce qui redoublait les angoisses du grand évêque, et rendait sa situation plus pénible encore, était l'attitude que le pape saint Damase gardait vis-à-vis des Pauliniens d'Antioche, ennemis personnels de saint Basile. Nous avons dit plusieurs fois déjà que Rome avait reconnu la légitimité de la double élection de Paulin et de Mélèce. Les lettres que saint Jérôme, sous l'influence des Pauliniens, avait adressées au souverain Pontife, n'étaient point favorables à l'évêque de Césarée. Il en résultait une certaine froideur entre celui-ci et le Saint-Siège. « J'avais songé dit Basile, à faire partir pour Rome mon frère Grégoire, l'évêque de Nysse. Mais il n'est guère propre à une négociation de ce genre, il ignore l'art de la flatterie, et il aurait affaire à un homme plein de faste, devant lequel il faut avant tout savoir s'incliner2. » Basile revient encore avec plus d'aigreur sur ce sujet, dans une lettre à saint Eusébe de Samosate : « Vous aurez su par Dorothée, dit-il, quelle a été l'issue de son voyage en Occident. Il va y retourner avec Sanctissimus, qui parcourt en ce moment toutes nos provinces pour recueillir les lettres que les évêques adressent au pape.
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1. S. Basil., Episl. cciv. — * S. Basil.. Eoist. CCV.
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J'hésite à en écrire une moi-même. Conseillez-moi, je vous prie, à ce sujet. Les soupçons qu'on a conçus de moi à Rome, me font souvenir du mot d'Homère:
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« Tu n'aurais pas dû implorer cet homme, parce qu'il est superbe . » C'est le propre en effet des cœurs superbes de redoubler de hauteur à mesure qu'on leur témoigne plus de soumission. Mais, au fond, si le Seigneur daigne prendre pitié de nous, quel besoin avons-nous d'un autre appui? Si, au contraire, la colère de Dieu continue à s'appesantir sur nous, de quel secours nous sera l'orgueil de l'Occident? Ils ne savent point la vérité sur nos affaires, ils ne veulent pas se donner la peine de l'apprendre, ils se trompent en ce moment sur mon compte, comme ils se sont trompés pour Marcel d'Ancyre. Je suis cependant tenté d'écrire au coryphée de Rome une lettre où je ne lui dirais rien des affaires ecclésiastiques de l'Orient, me contentant seulement d'insinuer qu'il les connaît mal, et que ses informations erronées lui ont fait embrasser un mauvais parti. J'ajouterais en général qu'il ne convient pas d'accabler des malheureux, et que prendre l'orgueil comme une prérogative de dignité, c'est un péché qui nous rend ennemis de Dieu 2. » — Ces paroles pleines d'amertume, arrachées à saint Basile dans la situation douloureuse où il se trouvait placé, entre les calomnies des orientaux et les soupçons injurieux qu'on répandait contre lui en Occident, ont été répétées à satiété par les ennemis du Saint-Siège. On a voulu absolument y voir un argument contre l'infaillibilité des papes et en prendre texte, comme autrefois de quelques plaintes analogues de saint Cyprien, pour combattre la suprématie pontificale. Fidèle à notre système d'impartialité, nous n'avons pas retranché une syllabe des récriminations de saint Basile. Mais nous ne laisserons pas dans l'ombre la rétractation solennelle de l'illustre docteur.
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1. Homer., Mas, IX, vers. CS4, C33. — 'S. Basil., Epist. ccsi»
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51. Ce troisième appel à Rome que saint Basile voyait avec tant de répugnance, et auquel il ne prit aucune part active, réussit d'autant mieux qu'il s'était effacé davantage. Dorothée et Sanctissimus, deux prêtres de Césarée, étaient partis pour Rome avec des lettres explicites de tous les évêques catholiques d'Orient, lesquels, en termes très-fermes à la fois mais très-respectueux, justifiaient le métropolitain de Césarée des reproches exagérés et des calomnies que les Pauliniens avaient un instant accrédités contre lui. Il en sera toujours ainsi dans les questions personnelles, et nous croyons que ce n'est pas un des moindres mérites du Siège apostolique d'écouter patiemment toutes les plaintes, attendant pour prononcer la sentence définitive que la vérité se soit fait jour à travers les passions et les haines locales. Le grand Athanase, soumis à de pareilles épreuves, avait triomphé par un moyen analogue. Il n'en fut pas autrement de Basile. La réparation vint pour lui du côté même d'où étaient parties les premières attaques. On se rappelle que saint Jérôme avait traversé Antioche pour aller dans le désert de Syrie, commencer les études hébraïques qui valurent à l'Église la version immortelle de la Vulgate. Les Pauliniens avaient profité du séjour de Jérôme dans leur ville pour le gagner à leur parti et lui représenter sous les couleurs les plus fausses l'attitude de saint Basile en Orient. Mais avec un génie aussi vif et un caractère aussi droit, la calomnie, de quelque part qu'elle vînt, ne pouvait pas réussir longtemps. Jérôme ne tarda point à démêler l'intrigue. On le poursuivait jusque dans sa solitude pour lui demander s'il était de la communion de Paulin, de Mélèce, ou de Vital, l'évêque arien successeur d'Euzoius à Antioche. Les uns voulaient savoir s'il admettait le terme d'hypostase (upostasis) ou celui de personnes (prosopon) dans la sainte Trinité. Les Pauliniens maintenaient l'expression de prosopon comme la seule orthodoxe. Les Méléciens prétendaient et avec raison que les Pères de l'Église orientale avaient admis indifféremment celle d’upostasis, dans le sens le plus irréprochable. Jérôme comprit alors qu'il s'était trop hâté d'accorder sa confiance aux Pauliniens. Il écrivit lettre sur
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lettres au pape Damase pour lui faire connaître la vérité et réparer l'inexactituds involontaire de ses communications précédentes. « L’Orient, disait-il, est pris de je ne sais quelle fureur; il déchire l’indivisible tunique de Jésus-Christ; les loups et les renards dévastent la vigne du Seigneur. Je cherche en vain, dans cette terre désolée, la fontaine sainte, l'eau pure de la vraie doctrine. Il me faut donc, malgré la distance, malgré les terres et les mers qui nous séparent, m'adresser à vous pour trouver l'aliment de mon âme. Vous êtes le soleil de justice et de vérité, la lumière du monde, le sel de la terre. Mais si votre grandeur m'effraie, votre bienveillance m'encourage. C'est la victime qui vient demander le salut au sacrificateur, la brebis au pasteur du divin bercail. Je ne vois plus en vous la majesté qui environne le trône romain. C'est le vicaire du Pêcheur, le disciple de la croix que j'interroge. Moi aussi je ne reconnais pour chef que Jésus-Christ; je n'ai d'autre communion que celle de Votre Béatitude, la communion avec la chaire de Pierre. Sur cette pierre, l'Église, je le sais, a été bâtie. Quiconque mange l'Agneau hors de cet édifice est un profane. Quiconque n'est point dans l'arche de Noé périra dans les flots du déluge. Mais, hélas! pour mes péchés, me voilà confiné dans ce désert syrien, qui touche aux limites de la barbarie. Je ne puis, comme autrefois, consulter chaque jour le saint du Seigneur. Dans ma détresse, je rencontre de loin en loin quelques évêques confesseurs, bannis de l'Egypte pour la cause de la foi. Je cherche à rattacher ma petite nacelle à leur navire pour échapper avec eux au naufrage. On me demande ce que je pense de Vital, de Paulin, de Mélèce. Or je ne connais point Vital, je rejette Mélèce, j'ignore ce qu'est Paulin. Toute ma science consiste à savoir que quiconque n'amasse point avec vous dissipe; c'est-à-dire que quiconque n'est point avec Jésus-Christ est forcément avec l'Antéchrist. On me demande encore si j'admets trois hypostases. Je m'enquiers du sens de ce mot; en me répond que ce sont trois personnes coexistantes. Je crois alors pouvoir déclarer que je professe cette foi. Mais on ne se contente pas d'une telle affirmation. Un veut absolument que je me serve du
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terme même d'hypostase. Or je crains qu'on ne veuille ensuite abuser de cette expression pour lui donner le sens classique de substance ousia ,en sorte que j'aurais l'air de reconnaître avec les ariens trois natures ou substances diverses. Je supplie donc Votre Béatitude de fixer mes incertitudes sur ce point 1. —Dans cet Orient tout n'est que division. Chacun veut m'entraîner à son parti. Moi je ne cesse de leur crier à tous : Quiconque est avec la chaire de Pierre, je suis avec lui. Or, Vital, Mélèce et Paulin prétendent à la fois être avec vous et dans votre communion. Si un seul d'entre eux tenait ce langage, je le pourrais croire. Mais puisque tous trois le disent simultanément, il faut de toute nécessité qu'il y ait au moins deux menteurs, et peut-être le sont-ils tous trois. Je conjure donc encore Votre Béatitude, par la Trinité consubstantielle, par la croix et la passion du Sauveur, d'user de votre autorité apostolique et de tracer à tant d'esprits inquiets et chancelants la voie qu'ils doivent suivre 2. »
52. Évidemment après des plaintes si éloquentes, on ne pouvait plus croire à Rome que saint Jérôme fût resté sous une impression favorable aux Pauliniens. Ses lettres coïncidèrent avec l'arrivée de Dorothée et de Sanctissimus. Elles contribuèrent puissamment à éclairer saint Damase sur la situation véritable de l'Orient. Le pape rendit pleine et entière justice aux efforts, au courage et à la foi de Basile. Nous n'avons plus les lettres pontificales écrites à cette occasion. Mais il nous reste un monument irréfragable qui témoigne de la reconnaissance, du dévouement et du respect avec lesquels le métropolitain de Césarée les accueillit. « Que le Seigneur notre Dieu, en qui nous n'avons cessé de mettre toutes nos espérances, écrivait-il à saint Damase, daigne vous accorder autant de faveurs et de prospérités que nous ont apporté de joie les lettres remises par vous aux deux prêtres, nos compagnons fidèles. Les entrailles de votre miséricorde et de votre charité se sont dilatées sur nos douleurs. Doro-
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1 S. Hieron., Epist. xv; Patrol. lat., tom, XXII, col. 335. — 2. S. Hierca^ kpist. xvi.
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thée et Sanctissimus nous ont appris avec quelle tendresse vous compatissez à nos tribulations. Sans doute nos plaies ne sont point guéries; mais c'est une immense consolation pour nous de savoir que le médecin se tient à la portée du malade; qu'aussitôt le temps venu il appliquera les remèdes salutaires. Nous vous adressons une nouvelle députation pour vous témoigner notre reconnaissance, et vous supplier, si jamais le Seigneur vous en donnait le loisir, de daigner venir en personne visiter l'Orient. Que si les événements ne nous permettent point d'espérer bientôt une telle faveur, du moins venez souvent à notre secours par vos instructions et vos lettres. Elles sont l'unique ressource des opprimés, la seule consolation des âmes fidèles. Permettez-moi de signaler à votre sollicitude les excès auxquels s'est livré, en ces derniers temps, Eustathe, évêque de Sébaste, dans la petite Arménie. Ancien disciple d'Arius, il vient de faire signer par divers conciliabules, tenus à Ancyre, à Séleucie et à Tyane, un anathème contre la doctrine du consubstantiel. Un ennemi non moins dangereux pour l'Église a surgi récemment ; c'est Apollinaire de Laodicée, dont la défection contriste tous les orthodoxes. Abusant de son talent et de sa facilité, il ne s'est pas souvenu du mot de l'Ecclésiaste : Faciendi libros multos nullus est finis 1. Ses interminables traités de théologie sont remplis d'erreurs. Les fausses idées sur le dogme de l'Incarnation, qu'il a puisées en dehors de tout enseignement traditionnel ou scripturaire, se répandent maintenant dans le public et ont déjà occasionné une foule de scandales. Enfin, j'appelle votre attention sur les Pauliniens, non point en ce qui concerne la légitimité de l'ordination de leur chef: vous en avez déjà jugé ainsi qu'il convenait; mais au sujet des controverses sur l'hypostase, qui achèvent de bouleverser les esprits et de tout mettre en confusion. Au surplus, dirigez-nous, instruisez-nous, guidez-nous. Votre communion est la nôtre; nous admettons ce que vous admettez; nous rejetons ceux que vous répudiez ; nous attendons de vous seul la paix et l'unité de l'Église 2. »
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1. EccL, m, 12.— « S. Basi!., EjùH. cci.tiii.
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53. Un incident survenu vers cette époque nous fait connaître à merveille les difficultés de tout genre avec lesquelles Basile devait lutter, et comme les pointes d'aiguilles qui se rencontraient à chaque instant sous ses pas. « J'assistais l'autre jour à un grand repas chez un des personnages les plus considérables de Nazianze, écrit saint Grégoire à son ami. Parmi les convives, se trouvait un moine d'une apparence austère et d'un grand renom de piété. On parla d'abord de tous les sujets du jour; puis la conversation tomba sur vous : chacun se mit à faire l'éloge de votre talent et de vos vertus. On me félicitait du bonheur d'être votre ami ; on rappelait nos communes études à Athènes, la constance de notre affection réciproque , la complète uniformité de sentiments et de vues qui règne entre nous. Le moine écouta d'abord en silence. Elevant ensuite la voix, d'un ton indigné, il s'écria : Trêve d'adulation et de mensonges ! Qu'on vante tant qu'on voudra le génie de Basile et de Grégoire ! Il leur manque le plus grand, le plus essentiel de tous les mérites ; je veux dire l'orthodoxie. Basile trahit la vérité dogmatique dans ses discours, et Grégoire apporte à cette trahison la complicité du silence. — Quoi! m'écriai-je, d'où vous vient cette audace? Promulgateur des dogmes de l'Église, qui vous a fait notre juge?— Écoutez-moi, reprit l'étranger. Je reviens de la solennité tenue à Césarée en l'honneur du saint martyr Eupsychius1. Là, j'ai entendu le discours de Basile. Impossible de parler plus éloquemment de la divinité du Père et du Fils. Mais quand il en est venu au Saint-Esprit, ses termes ont été obscurs et louches. On eût dit un fleuve qui tourne autour d'un rocher, pour aller creuser son lit dans le sable. — Puis, se retournant de mon côté, le moine ajouta : Et vous grand docteur, puisque vous me paraissez en si bonnes dispositions pour affirmer la divinité de l'Esprit-Saint, comment se
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1 S. Eupsychius avait été martyrisé à Césarée de Cappadoce, par ordre de Julien l’Apostat. Les fidèles de cette ville avaient élevé en son honneur une église dont S. Basile venait de faire la dédicace. Il avait invité à cette solennité tous les évêques du Pont par une lettre circulaire que nous avons encore (Basil., Epist. ccxn).
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fait-il que je vous aie entendu vous-même vous plaindre de la réserve qui vous est imposée à ce sujet? Vous disiez, s'il m'en souvient, et devant un cercle très-nombreux : « Jusques à quand nous fera-t-on tenir la lumière sous le boisseau? » N'ai-je donc pas raison de déclarer que Basile votre ami obscurcit à plaisir la vérité, et que vous vous prêtez vous-même à cet artifice? Une telle conduite ressemble plus à la politique qu'à la véritable piété. — Non, répondis-je. Vous faites une confusion indigne d'un homme de sens. Je ne suis, moi, qu'un obscur mortel, un inconnu sans conséquence. Je parle à ma fantaisie; nul ne se préoccupe ni de mes pensées ni de mes discours. Il n'en est pas de même de Basile, son nom est célèbre dans tout l'univers, sa dignité hiérarchique est suréminente. Chaque parole tombée de ses lèvres est aussitôt receillie par une opinion avide. C'est contre lui que se tournent tons les efforts hostiles. La guerre que lui ont déclarée les hérétiques ne connaît ni repos, ni trêve. Ils épient la moindre de ses paroles pour la travestir et s'en faire une arme. Basile est la dernière étincelle de l’orthodoxie en Orient, le foyer où se concentre toute la vie du catholicisme. Dans cette situation exceptionnelle, ne comprenez-vous pas les ménagements dont il lui faut s'entourer? Ne voyez-vous pas qu'il est contraint de se plier aux nécessités présentes, qu’il lui importe de ne pas susciter de nouvelles controverses, au moment où les anciennes sont encore dans toute leur fureur? Pouvez-vous douter qu'il ne professe le dogme de la divinité du Saint-Esprit, aussi explicitement que vous le pouvez faire vous-même? Ses écrits l'attestent suffisamment. Mais laissez-le d'abord se débarrasser des Ariens, avant de lui conseiller d'ouvrir la lutte contre les Macédoniens. — Ainsi je parlai; mais l'assistance se révolta contre l'expression de « ménagements » dont je m'étais servi. On disait que c'était là non point de l'orthodoxie, mais de la défaillance. On disait qu'avec ces réserves nous compromettions la foi. II serait trop long de vous répéter tout ce que, contrairement à mes habitude, l'indignation me fournit d'arguments. Je ne les fis point changer d'avis. Et maintenant, ô tête divine et trois fois sacrée, c'est à vous de me fixer le langage que je dois tenir,
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les limites à observer, les ménagements qu'il convient de garder encore vis-à-vis des pneumtomaques. Vous savez que je m'estimerais le plus insensé et le plus malheureux des hommes, si je cessais de suivre votre direction. Le monde tournera comme il voudra: vous êtes pour moi le pôle, la règle, la lumière et la vie 1. »