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§ IV. Saint Isidore de Séville.
22. Pendant que la Gaule mérovingienne se formait de la sorte à la discipline du Christ, l'Espagne s'affermissait de plus en plus dans l'orthodoxie catholique, à la voix de son grand docteur Isidore de Séville. Élu en 601 pour succéder à son frère Léandre, Isidore prolongea son épiscopat jusqu'en 636, sous les huit premiers successeurs de Récarède 1. La monarchie hispano-gothique en relations faciles et fréquentes avec l'empire byzantin, paraît lui avoir emprunté le déplorable système des élections militaires, qui faisaient flotter la couronne au gré des conspirations de caserne ou de palais. C'était la révolution prétorienne en permanence. Ainsi, le fils du grand Récarède, Liuva II, jeune prince du plus noble caractère, et qui promettait de marcher glorieusement sur les traces paternelles 2, était à l'âge de vingt ans massacré par un de ses officiers, Witteric. L'assassin monta sur le trône, et y fut égorgé à son tour, au milieu d'une orgie, par ses compagnons de débauches. Gondemar, qui régna ensuite, échappa au sort de ses prédécesseurs et mourut de mort naturelle. Morte propria Toleti decessit, dit saint Isidore de Séville, qui nous a laissé l'histoire des rois Goths. Sisebut, « le roi très-chrétien » que l'illustre historien avait tant aimé « parce que, dit-il, ce prince réunissait à la science militaire, à l'éclat des victoires et à la splendeur de son règne, le génie des lettres, la justice, la clémence et la piété, » succombait au poison, laissant un fils en bas âge, Récarède II, qui ne survécut
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1 Récarède 1,586. Gondemar, 610. Suintilla, 621.
Liuva H, 601. Sisebut, 612. Sisenand, 631.
VViteric, 603. Récarède II, 620. Chintilla, 636.
2. Virtutis indole insignitus. (S.
Isidor. Ilispal., Hist. rcg. Goth.; Pair, lat.,
totn.
LXXXIII, col. 1073 A.)
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que huit mois à son père. Suintilla, l'un des généraux les plus distingués sous le règne de Sisebut, « prit glorieusement le sceptre, par la grâce divine. » Ce sont les expressions de saint Isidore. Il eut le bonheur d'éteindre dans le midi de l'Espagne la domination des empereurs de Byzance, qui avaient jusque-là conservé une ligne de forteresse sur les côtes. Suintilla étendit des Pyrénées aux deux mers sa puissance victorieuse. « II vient, dit saint Isidore, de faire asseoir à côté de lui sur le trône son fils Racimir, sur le front duquel se reflète déjà la majesté paternelle. Plaise au Dieu qui règne dans les cieux et gouverne les faibles mortels, que le père prolonge longtemps son règne, et que le fils lui succède paisiblement un jour 1. » Ce vœu que l'évêque historien exprimait en 630, et par lequel il termine son histoire des rois goths, ne devait pas se réaliser. Quelques mois après, Suintilla et son fils Racimir étaient détrônés par Sisenand, gouverneur de Septimanie.
23. Dans un milieu si agité par les tempêtes politiques, la vie de saint Isidore fut admirable d'unité. L'Espagne devait trouver, dans les institutions religieuses et monastiques dont il la dota, une sauvegarde plus puissante que ces royautés éphémères. Vicaire du siège apostolique, titre qu'il avait reçu d'abord de saint Grégoire et qui lui fut constamment renouvelé par tous les successeurs de ce grand pape, Isidore devint l'oracle de l'église hispano-gothique. Les conciles tenus sous sa présidence à Tolède et à Séville, constituèrent cette législation des Visigoths, » que la science moderne a noblement vengée, et qu'elle a placée au premier rang des lois de l'antique chrétienté pour la hardiesse, la profondeur et l'équité de ses conceptions 2. » L'arianisme, importé par les premiers rois goths, avait laissé, après la conversion de Récarède, une empreinte malheureusement trop profonde dans les usages, les mœurs et jusque dans les rites liturgiques. Il se perpétuait à l'état de secte : ses adhérents, sous le nom d'acéphales, avaient leurs
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1 S. Isidor. Hispal., Hist. Beg. Goth., tom. cit., col. 107S A. — 2. M. de Montalemliert, Moines d'Oca'd., tom. Il, p. 233; M. Guizot, Hist. de la civilisation, tom. I; Hist. des origines du gouvern. représentatif, leçon xxv et Revue Française de novembre 1828.
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évêques et leurs prêtres. Des
réunions clandestines, présidées par ces évêques et prêtres gyrovagues, entretenaient
le poison de l'erreur, et le propageaient jusqu'au sein des campagnes les plus
reculées. A la conspiration du mal, Isidore de Séville opposa le concours de
toutes les volontés droites et pures : il les organisa et les disciplina pour
le bien. Ce fut par la direction de ce qu'on nommerait de nos jours « l'instruction
publique, » qu'il obtint le triomphe de la vérité, de la justice et du droit. «
De tous les points de l'Espagne, dit son biographe, il convoqua dans un
monastère immense, construit par ses soins à quelque distance de Séville, tous
les jeunes gens que l'amour de l'étude, et plus encore le bonheur de vivre sous
un tel père, faisaient accourir près de lui 1. » Ce collège, d'où
sortirent saint Ildefonse, saint Braulio de Saragosse, Eugène de Tolède et tant
d'autres gloires de l'église d'Espagne, devint le type d'une multitude d'autres
institutions du même genre dans les villes épiscopales. L'étude du grec et de
l'hébreu, de l'histoire, de la géographie, de l'astronomie, des mathématiques
y était obligatoire ; elle préparait à celle de la philosophie et de la
théologie. Les traités d'Aristote, traduits par Boèce, furent mis entre les
mains des disciples d'Isidore, longtemps avant que les Arabes, auxquels on a
voulu faire l'honneur de cette importation, eussent vulgarisé en Occident les
œuvres du philosophe de Stagyre.
24. Pour se faire une idée nette du programme vraiment encyclopédique de l’enseignement tel que le comprenait saint Isidore de Séville, il suffit de parcourir les vingt livres de ses Etymologies, qui devinrent, pendant tout le moyen âge, avec les Arts libéraux de Cassiodore, le manuel des étudiants. Le titre d'Etymologies n'était pas, dans la pensée de l'auteur, restreint au sens que nous donnons actuellement à ce mot ; il signifiait pour lui ce que nous appellerions de nos jours un «Dictionnaire universel, » dont les articles, au lieu d'être détachés les uns des autres au hasard de l'ordre alphabétique, se suivraient d'après une méthode synthétique et rigoureuse. Tel est en effet le plan du livre des Etymologies. Il donne la définition exacte, les divisions principales et des notions substan-
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1 Vit. S. Isid. Ilispal., cap. v, n° 17; Pair, lat., tom. LXXX11, col. 36 B.
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tielles sur toutes les branches de la science : grammaire, rhétorique, dialectique, mathématiques, théodicée, monde surnaturel, Eglise, sectes hérétiques, linguistique, littératures diverses, anthropologie, histoire naturelle, sphère céleste, géographie, architecture, minéralogie et métallurgie, mécanique, agriculture, droit de guerre, navigation, économie sociale et rurale 1. Toute la science, on le voit, était condensée dans cet ouvrage, qui suppose une érudition profonde, des recherches infinies, une ampleur de vues vraiment extraordinaire. Cuvier disait avec raison qu'Isidore de Séville «fut le dernier savant du monde ancien et le premier chrétien qui formula la science de l'antiquité pour les chrétiens1. » Les Étymologies sont une mine inépuisable où les savants de toutes les époques puiseront avec fruit un compendium de la science, de la littérature, de l'art antique. Là, sont conservés une foule de fragments classiques, partout ailleurs introuvables. Outre ce travail gigantesque, Isidore écrivit sur divers sujets de philosophie scolastique des traités substantiels, tels que le De ordine creaturarum 3; De natura rerum 4 ; trois livres de Sentences5. Dans le domaine de la littérature proprement dite, il a laissé un véritable traité des synonymes, sous le titre de Différences et propriétés des termes 6. Ses travaux historiques comprennent l'Histoire des rois goths, que nous avons déjà mentionnée; une Chronique universelle depuis la création du monde jusqu'à l'empire d'Héraclius 7 ; une Histoire des Vandales et des Suèves8 ; un livre De ortu et obitu Patrum9 pour les personnages bibliques ; un autre De viris illustribus l0 pour les saints et les docteurs du christianisme.
25. Dans la pensée de saint Isidore de Séville, toute science vraie doit avoir pour fondement et pour base la connaissance approfondie de la révélation, « Il était convaincu, dit son bio-
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1 S. Isid. Hispal., Eiymolog., lib. XX; Pair, lut., tom. LXXXII, col. 74-728. — 2 Moines d'Occident, tom. Il, p. 228. — 2Patr. lat., tom. LXXXIII, col. 914-954. — 2 Ibid., col. 964-1018. — 2 Ibid., col. 338-738. — 6. Ibid., col. 10-98. — 7 lbid., col. 1018-1058. — 8 lbid., col. 1039-1082. — 9.Ibid., col. 130-156. — 10. Ibid., col. 1082-1106. Nous avons eu précédemment l'occasion de dire que ce dernier ouvrage ne nous était point parvenu dans son entier. (Cf. tom. XIV de cette Histoire, p. 286.)
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graphe, que les maux de la société, les discordes civiles, les dissensions des clercs, avaient pour cause l'oubli de la sainte Écriture 1. » Ce fut pour combattre cette lamentable indifférence qu'il exigea de ses disciples l'étude de l'hébreu. Lui-même possédait à fond la langue scripturaire ; il nous en a laissé la preuve dans ses ouvrages exégétiques qui forment un véritable cours d'Écriture sainte, sous les titres divers de Proaemia in libros veteris et novi Testamenti 2; Quaestiones de veteri et novo Testamento 3; Allégories quœdam Scripturœ Sacrce 4; Liber numerorum in Sanctis Scripturis occurrentium 5. La méthode synthétique, employée par lui, diffère essentiellement de l'exposition homiliaire des docteurs et des pères qui l'ont précédé. Il se préoccupe de livrer à ses disciples un texte substantiel, condensé, que chaque professeur devra développer par l'enseignement oral. A ce point de vue, Isidore de Séville est vraiment l'initiateur de la scholastique chrétienne. L'onction, le charme, la grâce, ne lui font cependant point défaut. C'est Jésus-Christ, le Verbe caché sous la lettre de l'Écriture, qu'il veut faire naître et grandir dans les âmes. Mais il lui suffit d'un trait pour rappeler ce but suprême : il laisse à la méditation individuelle, ou aux commentaires du maître, le soin de développer le germe ainsi jeté dans le sillon. Sa méthode suppose donc des professeurs de science chrétienne. Il sut en créer une pépinière florissante dans les monastères qui s'élevaient à sa voix sur tous les points de l'Espagne. Le problème de la science progressive, dans l'humilité constante et l'ordre parfait, ne sera jamais autrement résolu. Comme tous les génies de l'Église catholique, Isidore de Séville fut un ardent défenseur des ordres religieux. Il veillait avec un zèle infatigable au maintien de la ferveur, de l'étude, de la discipline dans leur sein. Sa Règle monastique 6, en vingt-quatre chapitres, résume toute la législation bénédictine ; elle fut pour l'Espagne du VIIe siècle ce que la règle de saint Benoît et celle de saint Colomban étaient pour les Gaules et l'Italie.
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1 S. Isid. Ilispal. Vita; Pair, lat., tom. LXXXII, col. 36 C. — 2 Pair, lat., tom. LXXX1H, col. 150-179. - 3 Ibid., col. 201-424. — 3- Ibicl., col. 99-130.— ilbid., col. 179-208. — 4 S. Isidor., Régula monachor.; Patr. lat., tom. LXXXII1, col. 869.
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26. L'infatigable activité du grand docteur a lieu de nous étonner. Tant de travaux, qui eussent absorbé deux ou trois vies ordinaires, ne le distrayaient ni de ses devoirs d'évêque ni de ses fonctions de vicaire apostolique. Outre la visite annuelle de son diocèse, à laquelle il ne manquait jamais, « il voulut, dit son biographe, parcourir toutes les provinces de l'Espagne, faisant retentir dans les cités et les plus humbles bourgades la trompette évangélique 1. » Sur son chemin, il rencontrait un grand nombre de juifs, les uns fixés depuis longtemps en Espagne, descendants des anciens israélites dont saint Jacques le Majeur et les disciples de saint Paul avaient trouvé les synagogues déjà florissantes de leur temps; les autres venus à la suite des armées de Suèves, de Vandales et de Goths, trafiquant selon leur coutume et s'enrichissant à chaque invasion. Son cœur s'attendrissait à la vue de ces témoins infidèles d'un Dieu que les prophètes leur avaient annoncé, que la loi mosaïque préfigurait, que leurs pères avaient crucifié, qu'ils continuaient eux-mêmes à méconnaître. « 0 lamentable démence des infortunés juifs ! s'écriait-il. En vertu de l'autorité du Testament ancien, ils admettent qu'un Sauveur devait venir; on leur montre ce Sauveur descendu en effet du ciel, et ils le répudient. La conversion des Gentils s'est faite sous leurs yeux, ils conviennent de la réprobation qui les a frappés eux-mêmes, et ils ne veulent point se convertir 2. » Cette pensée lui inspira deux livres pleins d'érudition biblique et d'une dialectique vigoureuse, intitulés : De fide catholica contra Judœos. Ses exhortations ne furent point vaines; il eut le bonheur de recevoir au sein de l'Église de Jésus-Christ quelques-uns de ces fils d'Abraham, dont l'aveuglement s'était dissipé au flambeau de l'Évangile. « Mais ce qui affligeait surtout son regard, dit le biographe, c'étaient les désordres et les abus qui régnaient au sein du clergé, l'oubli des lois sacerdotales, du droit canonique, des rites prescrits par l'Église. Rien n'échappait sous ce rapport à sa vigilance; il opposait la
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1 S.lsid. liispal. Vit., cap. v, n» 18; Patr. lat., tom. LXXXII, col. 37 D. — 2 S. Isid., Hispalv De fide cathol. contr. Judœos, lib. ]], cap. xxvni; Patr. lat., tom. LXXXIII, col. 536 D.
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plus énergique fermeté au mal,
s'appliquant soit à le corriger, soit à le prévenir. II y réussit pleinement, et il eut
le bonheur de rétablir dans leur vigueur, au sein des chrétientés espagnoles,
les règlements apostoliques, les décrets des pères, les principales
institutions de la sainte église romaine 1. » Sa maxime de gouvernement était celle-ci : « Je ne prétends exercer d'autorité dans
l'Église du Christ qu'autant que je fais profession de rendre humblement, dévotement, révérencieusement, au pontife romain
l'obéissance qui lui est due en toutes choses, comme au vicaire de Dieu.
Quiconque s'élève contre cette conduite, je le déclare hérétique : je l'écarte
absolument de la communion des fidèles. En cela je ne suis point le mouvement de mon propre arbitre, mais la
loi ferme et invariable, posée par l'autorité même du Saint-Esprit2. »
27. Pour mieux s'inspirer des traditions du siège apostolique, saint Isidore de Séville se rendit à Rome vers l'an 619. « Il y fut accueilli avec honneur, dit son biographe, par le souverain pontife (Boniface V) et par le clergé de la ville. Tous vénéraient en lui le grand docteur dont les écrits respirent l'attachement à l'église romaine, la mère de toutes les églises. On racontait ses travaux évangéliques, les luttes qu'il avait eues à soutenir contre les princes et les rois. Il assista durant son séjour à un synode présidé par le pape : ses avis furent reçus comme des sentences émanées de la bouche d'un saint. Il dut résister aux instances qui lui furent faites de se fixer à Rome, selon le désir qu'en avait manifesté le pape, et reprit par les Gaules sa route pour l'Espagne. A Narbonne, où il arriva pendant une sécheresse extraordinaire, le peuple vint en foule à sa rencontre. Pieux docteur des Espagnes,
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1 S. Isidor. Hispal. Vit.; Patr. lai., tom. LXXXH, col. 38 A.
2. Sic nos scimus prœesse Ecclesiœ Christi, quatenus Romano ponlifici reverenter, Itumiliter et dévote, tanquam Dei vicario, prœ cœteris Ecclesiœ prœlatis specialius nos fateamur débitant in omnibus reverentiam exhibere. Contra quod quemquam procaciler venientem, tanquam hœreticum, a consortio fidelium omnino decernimus alienum. Hoc vero non ex electiane proprii arbilrii, sed polius auctoritale Spi-ritus Sancti kabemus firmum, rutumque credimus et tenemus. (S. lsid. llispal., Episl. vil; Patr. lat., I. LXXXIU, col. 903 A.)
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disaient mille voix, bienheureux Isidore, priez pour nous. Nous vous attendions comme l'envoyé du ciel. Le Seigneur ne refuse rien à vos prières. Demandez-lui la fin de nos malheurs. — Le saint adressa à cette multitude, avide de le voir et de l'entendre, un discours sur la miséricorde divine, puis, élevant les mains, il pria avec ferveur. En ce moment, le ciel, qui depuis de longs mois était resté d'airain, se couvrit de nuages. La foudre gronda bientôt et une pluie bienfaisante rendit la fertilité aux campagnes. Le retour du grand pontife à Séville fut un véritable triomphe. Toute la population, hommes, femmes, vieillards, enfants, les clercs, les écoliers, les moines, chantant des hymnes de joie, allèrent au-devant de ce père tant aimé. Quand il parut, il se fit autour de sa personne un tel concours, les uns voulant recevoir sa bénédiction, les autres baiser la frange de son manteau, qu'une femme enceinte fut étouffée et tomba morte. Le saint fondit en larmes, et s'agenouillant près du cadavre, offrit à Dieu ses sanglots et ses prières. Après quelques minutes, la femme ressuscitée se leva, et au milieu de la foule attendrie, prononça ces paroles : Béni sois-tu, père saint, évêque Isidore. Bénie soit la parole qui tombe de tes lèvres. C'est à tes prières que l'enfant que je porte dans mon sein et moi-même devons d'avoir été rendus à la vie présente et arrachés aux tourments de l'autre. —Puis elle raconta qu'au sortir du corps, son âme avait été saisie par des démons qui voulaient la traîner dans les flammes de l'enfer, lorsqu'un des anges du Seigneur, qui accompagnent toujours le bienheureux Isidore, l'avait arrachée aux légions infernales. — Les acclamations du peuple redoublèrent, et au milieu des chants d'allégresse, le saint évêque fut escorté dans son église 1. »
28. Quelques mois après (619), il y réunissait neuf évêques pour un concile qui fut le 11e de Séville. L'un des sujets proposés à la délibération des pères concernait les ordres monastiques, pour lesquels saint Isidore avait une prédilection que ne partageaient point au même degré tous ses collègues dans l'épiscopat. C'est du
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1 S. Isidor. Hispal. Vit.; Patr. lat., tom. LXXXJI, col. 38-40.
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moins ce que nous pouvons inférer du Xe canon: De monasteriïs non convellendis. Il était conçu en ces termes : « Sur la requête à nous présentée par les abbés des monastères, nous avons statué que les institutions de ce genre, tant celles récemment érigées dans la province de Bétique, que celles dont la fondation serait plus ancienne, continueront à demeurer stables, sans aucune violation de leurs droits. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, quelqu'un de nous ou de nos successeurs, soit par un sentiment de cupidité violente, soit par quelque fraude ou malveillante dissimulation, attentait à ces monastères pour les dépouiller ou les détruire, qu'il tombe sous l'anathème, qu'il soit exclu du royaume de Dieu ; que ni la foi ni les œuvres ne profitent au salut d'un homme assez coupable pour éteindre l'un de ces foyers de doctrine et de régénération. Tous les évêques de la province se réuniront, et après avoir excommunié le sacrilège, ils rétabliront à leurs frais le monastère détruit, afin que les ruines produites par l'impiété d'un seul soient réparées par la piété de tous 1. » Le XIe canon interdisait aux prêtres séculiers la direction des monastères de filles, pour la donner aux religieux. « Notre intention, disent les pères, est de maintenir par cette mesure la perfection chrétienne parmi les vierges du Seigneur. Mais à Dieu ne plaise que cette règle devienne elle-même une source d'abus. Les religieux que leur vertu, leur âge, leur expérience désigneront pour cette fonction, seront présentés par leur abbé à l'évêque, qui seul leur donnera les pouvoirs et veillera à l'exécution des règles monastiques 2. » La dernière session du concile eut une solennité extraordinaire. Un évêque de la secte des Acéphales, nommé Grégoire, venait d'arriver d'Antioche sa patrie, et parcourait le midi de l'Espagne, prêchant l'unité de nature en Jésus-Christ et relevant le drapeau de l'arianisme. Son érudition scripturaire et patristique, jointe à la subtilité du raisonnement et à une éloquence naturelle qui faisait comparer son langage à « l'entraînement d'un fleuve rapide3, » séduisirent un grand nombre de
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1 Concil. Hispal. Il; Pair, lat., tom. LXXXIV, col. 597-598. — 2.Ibid., col. 598 B. — 3. s. Isid.IIispal. Vit., cap. vm; Patr. lat., tom. LXXXII, col. 42 D.
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fidèles. Enhardi par son succès, Grégoire proposa à saint Isidore une conférence publique au sein même du concile. Elle eut lieu dans la grande église de Séville, en présence d'une foule immense. Après cinq heures de discussion, Grégoire s'avoua vaincu, abjura ses erreurs et revint à la communion catholique, dans laquelle il persévéra jusqu'à la mort 1.
29. Saint Isidore n'apportait pas moins de zèle pour l'unité liturgique et disciplinaire que pour celle de la foi. La « Collection des conciles et des décrétales, » connue sous son nom 2, devint le code canonique de l’Espagne. Continuée après sa mort, elle s‘enrichit des règlements publiés par les conciles de Tolède au nombre de dix-sept, par ceux de Séville, Barcelone, Merida, Narbonne, Huesca. Il ne faut pas confondre ce recueil avec celui d'Isidore Mercator, dont nous aurons plus tard occasion de parler. Le saint évêque de Séville n'admit dans le sien que des pièces d'une authenticité incontestable. Les décrétales des papes, au nombre de cent trois, commencent au pape Damase et finissent à saint Grégoire le Grand, embrassant ainsi une période de deux siècles et demi, pendant lesquels l'action souveraine des papes s'était constamment exercée en matière de discipline et de foi. « C'est de Rome, dit saint Isidore de Séville, que nous sont venues les traditions de la doctrine et de la prière. L'ordre de la messe et des oraisons dans le sacrifice offert à Dieu par la consécration sacerdotale fut d'abord institué par saint Pierre; sa célébration par tout l'univers entier a lieu dans cette forme unique3. » Par cette forme unique, l'illustre docteur n'entendait pas l'unité absolue de rites, de cérémonies, qui n'existait pas de son temps, mais l'unité substantielle de la formule de consécration, laquelle est en effet la même dans toutes les églises.
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1. Concil. Ilispal. II; Patr. lut., t. LXXXIV, col. 598-608; S. Isid. Hispal. Vita;Patr. lut., t. LXXXII.col. 42-43. — 2. S. Isid. Hispal., Opéragcnuina. — Col-lectio canon, eccles. Hispanœ; Patr. lat., tom. LXXXIV.
3 Ordo autem missœ et orationum quilus oblata a Deo sacrificia consecrantur primurn a sancto Petro est institutus; cujus celebrationem uno eodemque modo universus peragit orbis. (S. Isidor. Hispal., De offle. ecclesiast., lib. 1, cap. xv; Patr. lat., tom. LXXXIU, col. 752 B.)
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Pour mieux assurer cette unité précieuse, il consacra les dernières années de sa vie à revoir la liturgie romano-espagnole, qui prit depuis l'invasion des Maures le nom de Mozarabe [Mista arabibus), c'est-à-dire: Liturgie des chrétientés établies dans les territoires envahis par les arabes 1. Le IVe concile de Tolède, le dernier auquel saint Isidore ait présidé en 633, rendit obligatoire pour toutes les églises d'Espagne la liturgie revue par le grand docteur. Ce fut le couronnement de ses œuvres et de sa vie. «Quand les pères eurent donné leur approbation unanime, dit le biographe, le nouveau Moïse, le législateur de l'Espagne fut saisi d'une inspiration prophétique, et se levant, il parla ainsi : « Tant que vous observerez d'un cœur pur les lois religieuses et civiles que tous vous venez d'accepter, votre vie sera heureuse sur la terre, vous jouirez de la prospérité et de la paix. Mais le jour où vous aurez abandonné les préceptes du Seigneur, des désastres inouïs vous frapperont, la race des Goths tombera sous le glaive, la famine et la peste 2. » L'œil du saint vieillard avait vu, à travers les âges, l'invasion de sa patrie par l'Islam. De retour à Séville, Isidore se prépara à mourir. Le 4 avril 638, sentant sa fin approcher, il se fit porter à la basilique et s'étendit sur une couche de cendres. Il reçut la sainte eucharistie, demanda pardon aux assistants de «fautes qu'il n'avait jamais commises, » dit son biographe, ordonna de distribuer aux pauvres tout ce qu'il possédait, bénit la multitude qui ne cessait de se prosterner pour lui baiser les mains, et rendit son âme à Dieu. L'Espagne avait perdu le plus illustre de ses docteurs. Elle le pleura, et manifesta l'amour qu'elle lui portait en se plaçant sous son patronage céleste.