Bysance 47

Darras tome 22 p. 447

 

44. « Les deux armées, dit Bruno de Magdebourg, étaient séparées par le marais de Grona, obstacle infranchissable, qui arrêta net les Saxons. D'une rive à l'autre les soldats se défiaient en se  chargeant de malédictions et d'injures. Enfin Rodolphe tournant le marécage fit opérer à ses troupes un mouvement de conversion qui fut aussitôt imité en sens inverse par l'ennemi. On se trouva bientôt sur un terrain solide dans la plaine de Wolksheim, et le combat s'engagea avec un acharnement incroyable. Le carnage fut tel dès le premier choc que Henri songeait déjà, suivant sa coutume, à s'assurer un moyen de retraite. Les siens cependant faisaient de tels prodiges de valeur que sur un pont les nôtres 2 plièrent et quelques-uns même tournèrent le dos. Des cris de victoire retentirent aussitôt du côté des Germains : on vint dire à Henri que les Saxons étaient en pleine déroute, les évêques et les clercs de sa suite entonnèrent le Te Deum. Mais soudain on apporta sur une civière le corps du comte Itadbod, l'un de ses plus vaillants chevaliers, qui venait de tomber sous les coups des Saxons qu'on disait vaincus. Ceux qui s'étaient chargés de ce funèbre devoir criaient dans tout le camp : « Fuyez ! fuyez ! » En effet le combat avait changé de face. Le duc Otto de Nordheim à la tête d'une colonne d'infanterie s'était porté au secours des nôtres ; les Germains avaient pris la fuite à leur tour et se précipitant en désordre vers

-----------------------------------

1 Psalm. LXXTni.

2. Brun. Magdeb. Bell. Saxon. Patr. Lat., tom. CXLVII, col. 578. Le lecteur n'a pas oublié que Bruno de Magdebourg était saxon et qu'en racontant les diverses péripéties du combat fameux de l'Elster, son patriotisme l'identifie en quelque sorte avec les guerriers de son pays.

===============================

 

p448 PONTIFICAT  DE   GRÉGOIRE  VII   (1073-1085).

 

leur camp, le traversèrent  au pas de course,   gagnèrent la rive de l'Elster où ils se jetèrent à la nage, ne s'arrêtant qu'après avoir mis ce rempart entre eux et les terribles Saxons. Sans laisser à sa colonne victorieuse le temps de piller les trésors du camp abandonné,  Otto de Nordheim la ramena dans la plaine pour combattre les ennemis qui pouvaient s'y trouver encore. La précaution n'était pas inutile. Le gros des troupes allemandes commandé par le comte palatin Henri de Lâcha s'était tenu en réserve. Laissant les troupes d'Otto s'élancer à la poursuite des fuyards, il avait repris possession du champ de bataille en poussant des  cris de victoire et en chantant le Kyrie eleison, À l'aspect de ces légions formidables, Otto de Nordheim hésita un instant à les attaquer avec la petite troupe qu'il avait sous la main. La pensée d'une retraite soudaine lui vint même à l'esprit, mais il ne s'y arrêta point : « Qu'importe le nombre? s'écria-t-il. C'est Dieu qui donne la victoire. En avant ! » Electrisés par ses paroles et son exemple les Saxons se ruèrent sur l'ennemi, enfoncèrent ses gros bataillons et les poussèrent l'épée dans les reins dans les flots de l'Elster. Ce fleuve aux rives escarpées et à pic devint fatal à un  grand nombre de cavaliers de Henri. Ceux-mêmes qui parvenus à l'autre bord s'élançaient à terre essayaient vainement, en enfonçant leurs épées dans le sol humide du rivage, de tirer leurs chevaux hors du fleuve. Ils les abandonnaient et jetaient leurs armes, espérant se dérober à la poursuite des vainqueurs. Mais la fuite les livrait aux paysans Saxons, armés de haches et de massues, qui les tuaient sans pitié. « Maintenant, dit Otto de Nordheim à ses braves guerriers, pillez à votre aise le camp de Henri. Tout ce que chacun y trouvera de butin lui appartiendra sans partage. Vous avez bien mérité cette récompense. » En un  clin  d'oeil, les tentes furent envahies ; elles regorgeaient de richesses. Les tapis précieux, les cassettes des évêques pleines d'ornements sacrés, de vases d'argent et d'or, la vaisselle plate du roi Henri, des princes et des seigneurs, les lingots d'or, les sacs d'argent monnayé du trésor royal, sans compter les étoffes de soie, les riches fourrures, les armures, les harnais, les ustensiles, les vêtements de tout genre et particulière-

=================================

 

p449 CHAP.  ;v.  —  GUERRES  EN  ORIENT  ET  EN  OCCIDENT.

 

ment les mutatoria (chemises de lin) dont le soldat se montrait avide ; tout fut la proie des vainqueurs. Là se trouvèrent éparpillées les dépouilles de quatorze archevêques ou évêques parmi lesquels ceux de Cologne et de Trêves, les trésors du duc Frédéric de Hohcenstaufen, du comte Henri, de tous les autres princes ou seigneurs qui venaient de s'enrichir du pillage de la cité d'Erfurth saccagée par eux quelques jours auparavant 1. Ainsi, ajoute le chroniqueur saxon, l'Elster nous vengea doublement du revers subi pour nos péchés à Unstrutt 2. »

 

45. Mais tous les trophées dont se paraient les vainqueurs, tous leurs chants de triomphe allaient s'éteindre dans un deuil irréparable. « Quand les Saxons regagnèrent leur camp, ajoute Bruno ils  trouvèrent le roi Rodolphe gisant sous sa tente, atteint de deux blessures dont l'une était mortelle. L'autre s'il eût pu y survivre l'aurait pour toujours rendu impotent. La main droite avait été tranchée d'un coup de sabre ; un fer de lance lui avait percé les entrailles. Il respirait encore quand on vint lui annoncer le succès de cette glorieuse journée. «Maintenant donc ma joie est complète, s'écria-t-il: que je vive ou que je meure, peu importe; je ne veux autre chose que ce que  Dieu voudra. » Les princes consternés entouraient le héros et stimulaient le zèle des médecins qui pansaient ses blessures. « Qu'on ne s'occupe pas de moi, leur dit-il. Je mourrai à mon heure, mais qu'on envoie tous ces médecins secourir les blessés sur le champ de bataille. » Que de larmes furent versées  alors par ces guerriers intrépides ! ajoute l'historiographe Saxon. Les princes lui baisaient la seule main qui lui restât en  disant:  « Les eussiez-vous perdues toutes deux, si le Seigneur Dieu tout-puissant vous sauve la vie, la Saxe n'aura jamais d'autre roi que vous3.» Bruno de Magdebourg pleurait certainement lorsqu'il  retraçait avec une émotion si touchante et si vive les derniers moments de l'Epaminondas chrétien. Il n'eut pas

--------------------------------

' Brun. Magdeb., loc.cit., col. 578-580.

2. Id. ibid.

3. Brun. Magdeb-, loc. cit., col. 580.

=================================

 

p450 PONTIFICAT DE  GRÉGOIRE VII  (1073-1085).

 

le courage d'insister sur les détails antérieurs qui avaient causé ce tragique événement. Guillaume de Tyr, étranger par sa naissance, sa patrie et ses affections personnelles au drame de l'Elster, est plus explicite. Pour lui Rodolphe est un pseudo-roi, Henri IV un légitime César : il ne partage aucune des sympathies du moine de Magdebourg; il n'est retenu par aucun de ses scrupules. Son récit offre donc l'intérêt d'une contre-partie historique, renvoyant l'écho joyeux de l'enthousiasme des partisans de Henri IV en opposition avec le deuil de la Saxe éplorée. «En cette journée fameuse, dit-il, quand les deux armées avec un choc terrible se ruèrent l'une sur l'autre et que les combattants pressés dans une effroyable mêlée engagèrent la lutte corps à corps, le duc Godefroi portant à la main l'étendard surmonté de l'aigle impériale heurta l'escadron commandé par le pseudo-roi Rodolphe. Renversant à droite et à gauche tout ce qui lui faisait obstacle, il se fraya une trouée sanglante jusqu'à ce prince, et du fer de son drapeau lui ouvrit les entrailles. Rodolphe tomba mourant de son cheval, pendant que Godefroi relevant l'étendard ensanglanté l'agitait en signe de victoire 1. » Ainsi l'héroïque main de Godefroi de Bouillon donnait la mort au défenseur héroïque du saint-siége, à un roi catholique par excellence. Guillaume de Tyr ne parle point d'une seconde blessure faite à Rodolphe par le duc victorieux. Ce ne fut donc point Godefroi de Bouillon qui trancha la main droite de son illustre victime. Porte-étendard, il avait loyalement combattu sans autre arme que le fer de son drapeau. Le surplus fut l'œuvre de quelque

-----------------------------------

1 Guillelm. Tyr. Hist. rer. transmar. Patr. Lat., tom. CCI, cap. ccccxl. Le docteur Héfélé s'exprime ainsi à ce sujet : « II est fort douteux que Godefroi de Bouillon ait réellement assisté à la bataille de l'Elster ; aucun document quelque peu recommandable ne rapporte que Rodolphe ait été tué par Godefroi. » (Hist. des conciles, tom. VI, p. 604, note 2.) Un doute quelconque nous parait impossible en présence du texte si formel de Guillaume de Tyr, dont le docteur Héfélé ne semble point avoir eu connaissance. Les auteurs de Histoire littéraire de la France n'ont point hésité devant un pareil témoignage ; ils affirment comme nous que Godefroi de Bouillon assista à la bataille de l'Elster, qu'il y porta l'aigle impériale et y a tua de sa propre main le roi Rodolphe. » (Hist. litt. tom. VIII, p. 603.)

=================================


Darras tome 22 p. 490


§ II.. Expédition de Robert Guiscard en Illyrie.

11. Cependant Robert Guiscard poursuivait sur la côte illyrienne le siège de Dyrrachium (Durazzo)2. La soudaineté presque foudroyante de son attaque avait jeté la consternation à Byzance. L'empereur Alexis Comnène, mal affermi sur le trône où une révolution militaire venait de le porter, avait dès le premier mois de son avènement dépensé à se faire des créatures tout l'argent tenu en réserve dans le trésor du Boucoléon. Les finances se trouvèrent épuisées au moment où il en aurait eu le plus pressant besoin, non seulement pour équiper une flotte capable de se porter au secours de l'Illyrie, mais pour repousser une invasion moins éloignée et plus formidable. Les Turcs déjà maîtres de Nicée poussaient leurs courses dans tout l'empire grec, et venaient baigner leurs chevaux en vue de Constantinople dans les eaux du

--------------------------

1.Benzo ap. Perte, loc. cit.

2. Cf. n<> 42 de ce chapitra.

================================

 

p491 CHAP.   V.   —  EXPEDITION DE ROBERT   GUISCARD  EN ILLIRIE.

 

Bosphore. Alexis trouva bientôt une nouvelle source de richesses. Dans une réunion  du  clergé  byzantin, il se fit canoniste pour démontrer aux évêques et aux archimandrites que l'empereur avait le droit de mettre la main sur tous les trésors des églises. « Les saints canons, dit-il, autorisent à vendre les vases sacrés pour la rédemption des captifs. Or, que de chrétiens déjà réduits en esclavage par les Turcs ! Combien d'autres, à Corcyre (Corfou) et en Illjrie, gémissent, dans les fers des barbares normands ! La gravité des circonstances justifie donc la mesure extrême que je vous propose. À quoi servirait d'ailleurs  de conserver dans les églises d'Asie des richesses qui tomberont infailliblement aux mains des infidèles, si nous différons de quelques semaines l'armement des troupes impériales? » Les prélats, malgré leur servilisme habituel, essayèrent de résister. L'un d'eux, Léon évêque de Chalcédoine, protesta, même avec tant d'énergie que l'empereur le fit déposer et exiler. Cet acte de rigueur imposa silence aux opposants; les agents du fisc saisirent tout l'or, l'argent et les objets précieux qui se trouvaient dans les églises, monastères et couvents de l'empire. Alexis battit monnaie avec ces trésors sacrés. Il acheta la coopération des Turcs et celle des Vénitiens contre Robert Guiscard. Les Turcs s'engagèrent à servir comme auxiliaires sous les ordres de Comnène dans son expédition, en Illyrie. Les Vénitiens promirent d'envoyer une flotte devant Dyrrachium.  Sur ces entrefaites, les ambassadeurs  de Henri IV étaient arrivés à  Constantinople1. L'accueil qu'ils y reçurent dépassa toutes leurs espérances. Pour déterminer plus efficacement Alexis Comnène à entrer dans une ligue  offensive et défensive contre Grégoire VII, ils apportaient une pièce  diplomatique, vraie ou  fausse, dont la chancellerie tudesque les avait munis. C'était la copie d'une lettre de Robert Guiscard adressée au grand pape au moment où, repoussant les offres du roi tudesque, le duc d'Apulie renouvelait à Grégoire VII l'assurance  d'un inviolable attachement. Anne Comnène, fille et historiographe d'Alexis, nous à conservé dans sa   chronique

--------------------

Ct. nBCÎ de ce> chapitra.

=================================

 

p492 PONTIFICAT  DE   GEÉGOIRE  VU  (1073-1085).

 

byzantine une traduction grecque de ce document qui ne se retrouve d'ailleurs ni dans le Regestum pontifical, ni dans aucun des annalistes latins. Le fond semblerait assez authentique, car il est en concordance parfaite avec l'attitude historiquement constatée de Robert Guiscard; mais la forme a dû subir des modifications particulières au génie emphatique de l'Orient. Voici cette lettre : « Au grand archipontife 1 mon seigneur, Robert duc par la grâce de Dieu. — En apprenant par la voix publique l'agression hostile dirigée contre vous, j'ai longtemps refusé d'ajouter foi à cette nouvelle. Je ne croyais pas à la possibilité d'un attentat si audacieux. A moins d'être aveuglé par une fureur impie, qui donc oserait lever la main contre un père, et un père tel que vous? Je suis en ce moment absorbé par une guerre formidable contre la plus belliqueuse des puissances, contre l'empire d'Orient, héritier de ces grands Romains qui ont rempli de leurs trophées de victoire les terres et les mers. Quant à vous, je fais profession de vous garder une fidélité inviolable, et j'en donnerai la preuve quand le temps sera venu 2. » Il est absolument certain que dans cette missive les termes ampoulés qui rehaussent la bravoure militaire des guerriers de Byzance sont une interpolation apocryphe. Jamais Robert Guiscard n'eût dicté une phrase pareille. Dès le onzième siècle dans le langage de la chevalerie l'épithète de « grec » signifiait le contraire de vaillance, et s'employait comme synonyme de lacheté et de fourberie. Faut-il attribuer l'interpolation à la chancellerie tudesque ou à l'orgueil filial d'Anne Comnène? Nous inclinerions à croire que les scribes de Henri IV y mirent un peu du leur et que la fille d'Alexis Comnène y ajouta beaucoup du sien. En tout cas, le résultat fut le même.

 

   12. L'empereur d'Orient donna pleine satisfaction aux ambassa-

----------------------------

1 TôJ |XE-ydEX<3 àpx'epet ^ xupiw pu 'Pourap*0? ^» £V ®£<?* Les éditeurs posthumes de M. Villemain ont ici infligé à la mémoire de l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie un grossier contre-sens dont il était incapable. Voie leur traduction : « Au souverain pontife, Monseigneur Robert, duc en Dieu. » (Ilist de Grég. VU, tom. II, p. 314.)

2. Ann. Comn. Alexiados, Hb. I ; Pair. Grsc. tom. CXXXI  col. 160.

================================

 

p493 CHAP.   V.  —  EXPÉDITION DE ROBERT  GUISCARD   EN  ILLYRIE.      

 

deurs de Henri dans les récriminations qu'ils formulèrent contre Grégoire VII. Il est assez curieux de lire en grec dans la chronique de la princesse byzantine les mêmes injures que Benzo dans son ignoble latin adressait au grand pape. « Il faudrait le conspuer, ce pape, dit Anne Comnène, car je ne trouve pas d'expression qui rende mieux le mépris que je professe à son endoit. On se souvient de son atroce barbarie à l'égard des ambassadeurs du roi d'Allemagne envoyés au concile romain 1. Il avait sans cesse sur les lèvres le nom de l'Esprit-Saint et da sa grâce ; il ne parlait que de la paix évangélique : c'était, l'hypocrite manteau de son despotisme. Eu réalité, de toute la puissance de son génie, de toutes les ressources de son pouvoir, ce fils de paix ne travaillait qu'à une seule chose, la guerre ; il ne reconnaissait pour ses vrais disciples que des hommes de sang. On l'avait vu encourager la révolte des ducs saxons, Rodolphe et Welf2, contre leur roi légitime. A l'un et à l'autre il avait promis l'empire d'Occident, à condition qu'ils se reconnaîtraient ses vassaux. Ce pape, il avait vraiment la main prompte à faire des rois ! Il ne se souciait guère du précepte de saint Paul : « Ne vous hâtez pas d'imposer les mains à personne 3. » Il fit de ce duc Rodolphe un roi des Saxons, et lui posa sur le front une couronne. Il ne lui en coûta pas davantage de donner une bandelette ducale à Robert d'Apulie. Cependant contre l'armée saxonne de ce pape, le roi Henri rangea ses phalanges en bataille ; et le sang coula dans la plaine comme un fleuve débordé. Trente mille hommes de chaque côté mordirent

-----------------------------------------

1. Nous avons reproduit la missive diplomatique de Henri IV adressée à la cour de Constantinople après le concile romain de l'an 1076. Le roi allemand sans le moindre souci de la vérité, affirmait que son ambassadeur, Roland de Parme, lapidé par ordre de Grégoire VII, avait été mis en pièces par la populace. Le lecteur se rappelle que le sort de l'apostat Roland avait été beaucoup moins tragique, puisque quelques mois après Henri IV lui conférait l'investiture simoniaque de l'évêché de Trévise.

2. Il est curieux de voir comment la princesse byzantine défigure ces noms germaniques, en voulant les helléniser. Rodolphe sous sa plume devient AauToXçoç ; Welf, OùAxo;.

3. I. Tim. v, 22.

================================

 

p494 PONTIFICAT  DE   GRÉGOIRE  VII  (1073-1U85).

 

la poussière, s'il faut en croire leurs récits 1. Enfin Rodolphe tomba, frappé d'une blessure mortelle, et  les bataillons du pape s'enfuirent en déroute. Henri aurait pu les anéantir, s'il eût daigné les faire poursuivre. Mais il méprisait trop cette vile cohue. Préoccupé d'accorder quelque repos à des troupes qui l'avaient si noblement servi, il fit cesser le carnage. Peu après, quand  son armée fut remise de ses glorieuses fatigues, il la conduisit droit à Rome, dont il vint faire le siège. Ce fut pour le prétendu pape un grand sujet d’effroi. Il s'empressa d'appeler Robert à son secours, et la lettre du barbare normand, telle que je viens de la citer, fut la réponse à cette invitation pressante 2. » On voit que dès cette époque la diplomatie officielle n'était qu'un métier à mensonges grassement rétribué. Rien nest changé sous ce rapport ; les  diplomates de notre siècle affichent le même dédain pour la vérité, ils érigent de même le mensonge à la hauteur d'un dogme social. L'histoire constate l'absolue stérilité de cet ignoble travail. Où sont maintenant les chanceliers tudesques de Henri IV, ses ministres, ses ambassadeurs, ses courtisans ? A peine si les patientes investigations des érudits réussissent à retrouver sous la poussière des siècles quelques-noms déshonorés. De ces grands projets, de ces conceptions ambitieuses, de ces visées tyranniques, il  n'est resté qu'un souvenir flétri dans la mémoire des hommes.

 

13. Mais du moins les ambassadeurs de Henri IV à Byzance rapportèrent à leur maître, en échange de tant de mensonges scrupuleusement enregistrés par l'historiographe porphyrogénète, des présents qui avaient une valeur sonnante. Alexis Comnène enrichi par la spoliation des biens ecclésiastiques se montra prodigue envers son allié de Germanie. Pour l'engager à faire une diversion sur les états de Guiscard, leur ennemi commun, il lui envoya cent quarante mille écus d'or. « Cette somme est en monnaie romaine de l'ancien titre, »lui disait-il dans la lettre d'expédition. En même

---------------------------------

1 Cette réserve prudente autorise à penser que la cour byzantine n'était pas complètement dupe des exagérations tudesques.

2. Ann. Comnen. Alex., lib. I ; Pair. Grsec, t. cit., col. 156-157.

================================

 

p495  CHAP.  V.   — EXPÉDITION  DE  ROBERT  GUISCARD  EN ILLYRIE.       

 

temps il lui annonçait qu'une autre somme de deux cent mille écus d'or lui serait également remise, lorsqu'il aurait souscrit avec serment l'alliance proposée. La précaution était digne d'un Grec traitant avec un Allemand vingt fois parjure. En outre les ambassadeurs tudesques reçurent dans leur audience de congé cent pièces d'étoffes de pourpre à distribuer aux nouveaux sénateurs, nomenclateurs et préfets créés par leur maître. Enfin l'empereur grec envoyait à son frère d'Occident une couronne d'or garnie de rayons, une croix enrichie de perles, une châsse de reliques, un vase de sardoine et des cassolettes pleines d'encens d'Arabie. Henri reçut tous ces trésors à l'époque même où, quittant le siège de Rome, il ramenait les débris de son armée à Ravenne. Benzo a des pages homériques sur le brillant résultat de l'ambassade byzantine. Les reproduire serait fatiguer inutilement le lecteur. Ni l'éloquence de Benzo, ni les trésors de l'Orient n'empêchèrent les succès de Robert Guiscard en Illyrie, pas plus qu'ils ne mirent Henri IV en état de faire la moindre diversion sur l'Apulie et la Calabre.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon