Darras tome 17 p. 152
§ II. Constantin V Copronyme.
Au moment où saint Zacharie montait sur le siège apostolique, presque tous les trônes changeaient de maîtres : des révolutions éclataient à la fois sur tous les points du monde. A Constantinople, Léon III l’Isaurien, ce farouche iconoclaste, laissait en mourant (741), outre son fils et successeur Constantin V Copronyme, âgé de vingt-deux ans, une fille, Anna, mariée au curopalate Artabaze. Constantin Copronyme, sans aucune des qualités de son père, en avait tous les défauts et tous les vices, exagérés encore par une éducation telle que pouvait la recevoir un
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1. Mozzoni, Tavol. cronol. et critich. délia sloria délia chiesa unh-ersal. Secol. 93.
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porphyrogenète, avec le système de corruption précoce dont le servilisme byzantin entourait l’enfance et la jeunesse des princes nés sur le trône. Élevé dans l’impiété par le renégat Baôser, favori de Léon l’Isaurien 1, il ne se contenta plus de briser les images, il défendit de donner le titre de saints à ceux que l’Église invoquait comme tels. « Ils n’ont, disait-il, aucun pouvoir; leurs reliques sont de vils ossements qu’il faut se hâter de réduire en cendres, pour mettre un terme à une dégoûtante superstition. » Le culte de la sainte Vierge lui était particulièrement odieux. Au milieu de ses débauches, il en faisait le texte habituel de plaisanteries blasphématoires et sacrilèges. Les dogmes de la maternité divine, de la virginité immaculée de Marie, révoltaient les instincts pervers de cet adolescent, dont la corruption avait fait un incrédule. «Voyez cette bourse pleine d’or, disait-il à ses courtisans; vous l’estimez tant qu’elle est pleine. Vide, vous n’en faites aucun cas. C’est l’histoire de Marie. » On trouvait sans doute au palais la comparaison fort ingénieuse, surtout si le jeune empereur vidait la bourse entre les mains de ses compagnons de débauches. Mais le peuple, profondément attaché au culte de Marie, la protectrice céleste de Constantinople, témoignait toute son indignation et toute son horreur. Constantin acheva de l’exaspérer en profanant les églises : il y fit peindre des chasses et des courses de char en guise de tableaux religieux; des chevaux, habilement sculptés, prirent la place des statues des saints. Copronyme, comme autrefois Caligula, avait la passion du cheval; on le surnomma Caballinus. Il en vint à trouver que les odeurs de l’écurie étaient les parfums les plus suaves, il n’en voulut plus d’autres, et les courtisans bon gré mal gré durent, à l’imitation du maître, adopter cette mode infecte. Autant il aimait les chevaux et la volupté, autant il détestait les religieux, les «hommes noirs, » ainsi qu’il les appelait. Les prisons se peuplèrent de vierges consacrées au Seigneur, de prêtres et de moines. Les monastères furent détruits. «Fort contre Dieu seul, faible dans tout le reste, ajoute un historien moderne,
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1 Cf. tom. XVI de celle Histoire, pay. fiOi-605.
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Copronyme était le jouet des plus superstitieuses terreurs. Nourri dès l’enfance dans les sombres mystères de la magie, il invoquait les démons par des sacrifices nocturnes, il consultait les entrailles des victimes : un songe, un sinistre présage le faisaient pâlir d’effroi 4.» Il eut bientôt des sujets de crainte plus sérieux. Les Sarrasins venaient d’envahir l’Asie-Mineure ; en quelques marches, ils pouvaient atteindre Constantinople. Le peuple, révolté de la tyrannie de Copronyme, appelait au trône le curopalate Artabaze. Celui-ci était alors avec quelques troupes à Dorylée ; il pouvait se joindre aux Sarrasins pour renverser son beau-frère. Dans cette anxiété, Copronyme prit le parti de se mettre à la tête d’une armée pour aller combattre un double ennemi, les Sarrasins et Artabaze. Il quitta Constantinople le 27 juin 742, et vint camper près de Crase, en Phrygie. Le curopalate, étranger au mouvement d’opinion qui se produisait en sa faveur, ne songeait point à se révolter, lorsqu’il reçut l’ordre d’amener ses deux fils en otage au camp impérial. Pour toute réponse, il réunit les guerriers qu’il avait sous la main, y joignit tous les auxiliaires qui voulurent partager sa fortune, et marcha contre Copronyme. Sur sa route, il rencontra Baéser, accouru avec l’élite de l’armée impériale; Baéser fut tué dans le combat, et ses troupes taillées en pièces. Constantin épouvanté se sauva presque seul en Phrygie.
12. Artabaze fut accueilli à Constantinople comme un libérateur. Le patriarche Anastase, cet intrigant auquel saint Germain avait prédit les honneurs de l’hippodrome 2, et qui devait son élévation à Léon l’Isaurien, n’omit pas l’occasion d’ajouter à ces tristes antécédents un nouvel acte d’ingratitude. Du haut de l’ambon, dans la basilique des saints apôtres, un crucifix à la main, il déclamait contre Copronyme et exaltait le nouveau césar. «Chrétiens, disait-il, écoutez ma parole, et connaissez le tyran dont vous êtes enfin délivrés. Voici ce que j’ai entendu de la bouche de Copronyme ; j’en prends à témoin le Dieu crucifié dont je tiens l’image;
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1 Lebeau, Ilist. du fias-Empire tom. XIII, pag. 402 — 2. Cf. tom. XVI de CSUe Histoire, pag. 610-G11.
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Gardez-vous de croire, me disait ce prince apostat, que le Christ, né de Marie, soit fils de Dieu : il ne fut qu’un homme comme je le suis moi-même. Entre sa naissance et la mienne, il n’y eut pas de différence ; ma mère s’appelait aussi Marie. » A cet exécrable blasphème, le peuple répondit par des cris d’horreur. Artabaze fut acclamé et couronné des mains du patriarche (743). Son premiel décret eut pour but de rétablir le culte des images. Anastase, qui s’était fait iconoclaste sous Léon l’Isaurien, redevint orthodoxe pour conserver la faveur d’un prince catholique. La conscience des prélats byzantins était mobile comme la fortune. Les événements prirent bientôt une tournure inattendue. Copronyme avait rencontré en Phrygie deux habiles généraux, Longin et Sisinnius, qui jurèrent de le rétablir sur le trône. Ils eurent l’idée d’envoyer à Damas, près du calife Heseham, une ambassade chargée de réclamer son intervention en faveur de Copronyme. Leurs envoyés y rencontrèrent ceux d’Artabaze, venus pour la même cause. Hescham dut ressentir un profond mépris pour ces deux princes chrétiens sollicitant à la fois du successeur de Mahomet l’investiture de l’héritage de Constantin le Grand. Le calife en vieillissant était devenu féroce; depuis deux ans, il faisait impitoyablement égorger tous les prisonniers chrétiens qui refusaient d’apostasier leur foi. Les expéditions presque toujours victorieuses de Soliman, son fils, dans les provinces de l’empire amenaient chaque année au fond de l’Orient des multitudes de captifs, destinés à périr sous le glaive musulman. C’est ainsi que le noble patricien, Eustathius, tombé entre les mains de Soliman (741), fut conduit à Charres en Mésopotamie et égorgé pour la foi chrétienne1 . Hescham congédia honteusement les ambassadeurs de Copronyme et d’Artabaze, se réservant de mettre à profit, pour la plus grande prospérité de l’empire nahométan, les discordes intestines de l’empire chrétien. Mais il n’en eut pas le temps, et mourut quelques semaines après (743), laissant le trône du prophète et la haine du nom de Jésus-Christ à son neveu, Walid II, qui débuta par faire crucifier l’évêque
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1 Bolland., Act. S. Eustath., xiv mart. .
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de Damas saint Pierre Capitoliades 1, et trancher la tête à un receveur des impôts, Pierre de Majuma 2, lequel avait osé dire en public : « Anathème à Mahomet, aux visions du Koran et à tous ceux qui y croient ! » Walid II envoyait en même temps une armée, sous les ordres de l’émir Gamer, ravager la Cilicie.
43. Dans l’intervalle, Constantin Copronyme était remonté sur le trône. Les deux généraux Longin et Sisinnius, sans attendre l’issue des négociations entamées à Damas, avaient réuni une puissante armée. De son côté. Artabaze, soutenu par les sympathies du peuple de la capitale et des provinces circonvoisines, passa lui-même le Bosphore avec ses troupes. La rencontre eut lieu sous les murs de Sardes. Artabaze, complètement vaincu (mai 743), s’enfuit à Cysique sur l’Hellespont, se jeta dans une barque de pêcheur et rentra à Constantinople, où il apporta lui-même la nouvelle de son désastre, Copronyme ne tarda pas à l’y suivre, et les deux généraux auxquels il devait ce retour de fortune commencèrent un siège en règle. Il dura près de cinq mois, avec un acharnement qui s’expliquait, d’un côté, par l’horreur des Byzantins pour le nom de Copronyme, de l’autre, par la perspective du pillage promis aux vainqueurs. La famine arriva à un tel degré, dans la capitale assiégée, qu’un boisseau d’orge se vendait douze pièces d’or, environ deux cent quarante francs de notre monnaie. Les habitants préféraient mourir de faim plutôt que de se rendre ; on en vit se précipiter du haut des remparts, et expirer aux yeux du tyran, dont ils défiaient ainsi l’impuissante colère. Constantin put réfléchir sur l’injustice de sa conduite passée, qui lui valait des inimitiés si implacables. La nécessité le rendit clément: il donna ordre d’accueillir tous ceux qui se présenteraient aux portes, et de leur fournir des aliments. Enfin, le 2 novembre 743, dans un dernier assaut tenté durant la nuit, les murailles furent emportées. Artabaze et ses deux fils, qui avaient réussi à gagner par mer le port, de Nicée, furent pris et ramenés au vainqueur. Copronyme leur fit crever les yeux. Le patrice Bactacius, principal ministre d’Arta-
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1 Bolïand., Ad. S. Pctr. Damascen., 4 octobr. — 2. Bolland., Ad. Sand. Pétri Mavimcn., 21 febr.
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baze, fut décapité dans l’hippodrome : sa tête sanglante demeura trois jours suspendue à la colonne milliaire de l’Augusteon 1. Avec le pouvoir, Copronyme reprenait ses instincts de férocité naturelle. Il ne fit grâce à aucun des sénateurs compromis sous le régime précédent ; il fit mourir les uns, crever les yeux, couper les pieds et les mains aux autres. Les maisons particulières, quartier par quartier, furent livrées au pillage de la soldatesque. Quand il y eut assez de ruines et de sang, on termina ces cruelles exhibitions par les jeux du cirque. Artabaze y fut promené, chargé de fers avec ses fils, chacun monté à rebours sur un âne dont il tenait la queue entre les mains. Le patriarche Anastase, les yeux crevés, partagea le même honneur, et put se rappeler la prédiction de saint Germain. Sisinnius, l’un des deux généraux qui avaient rétabli Constantin V sur le trône, s’était intéressé en faveur d’Anastase et avait demandé qu’on le maintînt dans sa dignité. L’empereur fit droit à la requête. Après sa promenade à l’hippodrome, le patriarche fut reconduit à son palais, où, jusqu’en 753, époque de sa mort, il vécut aveugle, sanctionnant tous les édits iconoclastes qu’il plaisait à Copronyme de publier. Pour couronner tant d’horreurs par une suprême ingratitude, quarante jours après son retour à Constantinople, l’empereur fit crever les yeux au général Sisinnius.
14. Cependant les légats du pape saint Zacharie trouvèrent, ainsi que nous l’apprend le Liber Pontificalis, un accueil favorable près du monstre couronné. C’est que, suivant la judicieuse remarque de Lebeau, Constantin avait besoin du pape pour conserver l'Italie. Sa bienveillance à l’égard des apocrisiaires romains fut un acte de politique, et non point un retour à la communion orthodoxe. Plus que jamais, Copronyme voulait faire prévaloir le système iconoclaste, lequel, dans sa pensée, n’était qu’une transition vers l’abandon
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1 « Trente ans après, dit Lebeau, Copronyme qui n'oubliait que les services croyant avoir à se plaindre de la veuve de Bactacius, l'obligea d'aller elle-même déterrer les os de son mari, qu'elle avait fait inhumer dans un monastère, et de les porter daus sa robe au lieu où l'on jetait le corps des suppliciés. » (Hist. du Das-Empire, tom. XIII, pag. 412.;
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complet du culte chrétien. Il rédigea une formule d’excommunication contre l’illustre docteur saint Jean Damascene, dont les écrits continuaient à se répandre en Orient. Chaque année, on devait renouveler la lecture publique de cet anathème impérial dans toutes les églises de l’empire. On voit que Copronyme prenait au sérieux son rôle de césar-pontife selon l’ordre de Melchisédech 1, et que son paganisme pratique s’arrangeait très-bien d’une dogmatique officielle imposée par l’Etat aux chrétiens. De telles inconséquences se rencontreraient, si on voulait les noter, ailleurs que chez les Grecs dégénérés du bas-empire ; elles n’en sont ni moins odieuses ni moins absurdes. Il était plus facile d’anathématiser saint Jean Damascene que de vaincre les califes de Damas. La tyrannie de Constantin était tellement exécrée, que les peuples d’Orient faisaient publiquement des vœux pour en être délivrés par les armées musulmanes. Il n’en fut rien : le règne de Constantin V devait se prolonger jusqu’en 775, et, par une durée exceptionnelle de trente-quatre ans, tromper toutes les espérances de ses victimes. Les byzantins expièrent ainsi, sous la verge d’un césar à moitié fou, leurs révoltes perpétuelles contre la foi catholique et contre l’autorité du successeur de saint Pierre. Les califes n’eurent ni le temps ni la force d’achever la ruine de l’empire. Une prescription formulée par le Koran, et encore en vigueur de nos jours, transmet le sceptre du prophète, non pas au fils aîné du dernier titulaire, mais au plus âgé des membres de la famille régnante. En vertu de ce principe, Hescham eut, comme nous l’avons dit, pour successeur son neveu paternel, Walid II, fils d’Yézid. Cette rétroversion éloignait de la couronne le fils d’Hescham, Soliman, dont les exploits militaires avaient depuis dix années, porté tant de fois l’épouvante jusqu’à Constantinople. Elle sauva l’empire byzantin, mais elle perdit la dynastie des Ommiades. Walid II, élevé dans la mollesse du sérail, ne parut un instant sur le trône que pour y afficher ses goûts sanguinaires et les plus honteuses débauches. Il fut assassiné en 744, remplacé par son frère Yézid III, qui eut quelques semaines après le même sort, et enfin par son second frère
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1. Cf. lom. XVI de cette Histoire, pag. 110.
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Ibrahim I, que son cousin Merwan déposa en 743, pour régner à sa place. Soliman essaya de lutter contre cet usurpateur, il fut vaincu et décapité. Ces tragédies de famille achevèrent de discréditer la race des Ommiades. Les musulmans fidèles n’avaient jamais eu beaucoup d’affection pour une dynastie usurpatrice, qui ne se rattachait par aucun lien à la descendance de Mahomet. Or, il restait de cette descendance sacrée, outre la branche des Alides qui avait fourni les premiers successeurs du prophète, celle des Abbassides, issue d’Abbas, frère d’Abu-Taleb, oncle de Mahomet. Elle avait alors pour chef Aboul-Abbas, grand homme de guerre, lequel ne tarda point à revendiquer, les armes à la main, l’héritage de ses aïeux. Les peuples du Khorassan furent les premiers à embrasser sa cause. A leur tête, Aboul-Abbas vint se faire proclamer calife dans la grande mosquée de Koufah (749). Merwan avait déjà perdu contre ce rival formidable deux batailles sanglantes. Une troisième fut livrée dans les plaines historiques d’Arbelles. Encore une fois vaincu, Merwan se retira, toujours poursuivi, jusqu’en Égypte. Là, de nouveau défait par l’émir Abdallah, sur les bords du Nil, il fut tué dans une mosquée où il s’était réfugié sous la protection du droit d’asile (750). Sa tête, envoyée à Aboul-Abbas, fut promenée dans toutes les grandes cités de l’empire. Avec Merwan II se terminait la dynastie des Ommiades orientaux, après une durée de quatre- vingt-douze ans. Un prince de cette famille se créa bientôt une nouvelle souveraineté en Occident. Aboul-Abbas inaugura son règne par des cruautés et des proscriptions qui lui valurent le surnom de El-Saffah, le sanguinaire. Sous l’apparence d’une feinte réconciliation, il invita quatre-vingts émirs Ommiades à un grand festin, pendant lequel il les fit tous égorger. Un seul rejeton de cette malheureuse famille, Abdel-Rahman (Abdérame), petit-fils du calife Hescham, parvint à se sauver en Afrique, où il réunit autour de lui des partisans dévoués. A leur tête, il franchit le détroit de Gibraltar, débarqua en Espagne et se fit proclamer à Cordoue sous le titre d'Emir-al-Moumenin, prince des croyants (75G). Dès lors, le royaume musulman de la péninsule, détaché du califat oriental, forma une souveraineté héréditaire et indépendante.
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43. Les révolutions de l'empire arabe laissèrent à Constantin Copronyme le loisir de poursuivre son œuvre de tyrannie et d'irréligion. Un empereur digne de ce nom aurait profité des guerres sanglantes que les Ommiades et les Abbassides se livraient entre eux pour reconquérir la Phénicie, la Judée, l'Egypte, toutes les provinces arrachées au monde chrétien par les fils de l'Islam. Mais Copronyme était incapable de résolutions généreuses. Ses exploits, ou plutôt ceux de ses lieutenants, consistèrent à reprendre aux Sarrasins deux petites cités de la Comagène, Dolichium et Germanicia (746)1. Personnellement il s'acharnait contre le catholicisme. Toutes les images saintes étaient abattues, il n'en restait plus à outrager ni à spolier : mais la foi orthodoxe survivait encore dans le peuple. Constantin s'avisa de ressusciter les hérésies surannées d'Eutychès et de Pierre le Foulon. Il fit venir d'Isaurie, patrie de son père, tous les parents de l'ancien marchand de bestiaux. On comprend que le nombre dut en être d'autant plus considérable, que l'ambition de la famille s'était plus démesurément accrue par la fortune inespérée de l'un de ses membres. Ce fut donc une véritable colonie qui arriva des frontières de I'Isaurie et de la Thrace, invoquant son alliance avec l'auguste dynastie de Copronyme. Tous ces paysans, transformés du jour au lendemain en patrices et en sénateurs, se drapant sous la toge et le laticlave, s'assirent le plus sérieusement du monde sur les chaises curules mises à leur disposition. Théologiquement les uns professaient la doctrine des patripassiens, et chantaient l'hymne de Pierre-le-Foulon, conservée dans leurs montagnes : Unus de Trinitate
passus est; les autres tenaient pour l'hérésie des monophysites, ne reconnaissant qu'une seule nature en Jésus-Christ. Mais tous acceptaient avec enthousiasme et soutenaient de leur crédit naissant le dogme iconoclaste qui appartenait plus spécialement à leur dynastie. Ce fut donc partout un redoublement de fureur contre les images saintes; on n'eût plus trouvé une seule croix dans l'empire créé jadis en faveur de Constantin le Grand par ce signe victorieux.
16. « Tout à coup, dit l'historien saint Théophane, le 10 août 746, d'épaisses ténèbres se répandirent sur la ville de Constantinople,
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comme autrefois à l'époque de Moïse sur la ville des Pharaons. Ces ténèbres palpables durèrent six jours consécutifs, jusqu'au 16 du même mois 1. » L'épouvante produite par ce sinistre phénomène n'était pas encore oubliée, lorsque, le 18 janvier 747, vers dix heures du matin, un effroyable tremblement de terre se fit sentir dans toute la Syrie, la Palestine et les régions du Jourdain. «Des myriades d'hommes, reprend Théophane, périrent dans cette catastrophe; le nombre des victimes fut incalculable: partout les cités, les églises, les monastères furent renversés ; en particulier les environs de Jérusalem subirent une dévastation complète. » La série de désastres n'était point encore à son terme. « En cette même année, continue l'historien, une maladie pestilentielle, dont les premiers symptômes parurent en Calabre et en Sicile, se propagea comme un feu lent, éclata à Monembasie (Nauplie de Morée), dans toute la Grèce et les îles de l'Archipel, où elle sévit durant l'indiction XIVe (746). Elle se manifesta dans l'indiction suivante (747) à Constantinople, avec des signes tels, que l'impie Copronyme, s'il n'avait eu le cœur endurci de l'antique Pharaon, aurait dû cesser sa guerre iconoclaste. Ce fut en effet chose inouïe de voir soudain une multitude de petites croix se dessiner sur les habits de la foule, et jusque sur les ornements sacrés des églises. Ces croix semblaient tracées comme avec une liqueur oléagineuse. Effrayé de ce prodige, et ne sachant encore ce qu'il présageait, le peuple était dans l'agitation et l'angoisse la plus vive. Ces manifestations surnaturelles se produisirent non-seulement dans la cité, mais dans les campagnes circonvoisines. Des fantômes, aux formes effrayantes, apparurent sur beaucoup de points. On vit des guerriers aériens, armés de glaives, entrer dans les maisons, frapper les habitants ou les faire disparaître. La peste se déclara ensuite, vers le printemps de l'indiction XIVe (747), et, dès l'époque de la moisson, elle avait fait de si terribles ravages, que presque toutes les maisons de Constantinople demeurèrent désertes : les vivants manquaient pour enterrer les morts. La place elle-même fit défaut pour
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' Thenphrm., Chronogroph.; Pair, grœc, toiu. GVIII, col. 850.'
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les sépultures. Après que tous les cimetières, tous les tombeaux de la ville et des environs eurent été comblés, on remplit de cadavres les citernes, les piscines desséchées; on défonça les vignes, les jardins, pour y creuser des fosses, et malgré tant d'efforts on réussit à peine à se débarrasser de l'immense multitude de cadavres 1. » Les présages surnaturels de la peste qui décima Constantinople en 747 ont, avec les divers phénomènes qui préoccupent aujourd'hui l'Alsace et les provinces rhénanes, une analogie qui n'échappera à personne. Saint Théophane, abbé d'Agra, qui les décrit, en était presque le contemporain, puisque, né en 714 selon les uns, en 731 selon d'autres, dans les deux cas il dut entendre, dès sa première enfance, de la bouche de ses parents, le récit extraordinaire qu'il a depuis transmis à la postérité. Son étonnement se révèle, dès le début, par l'expression dont il se sert pour prévenir le lecteur que rien de semblable ne s'était vu jusqu'alors : "HpÇaTo ôè aiyvïiî àopâtuç yiyvîoOai. Théophane se trompait. Déjà un phénomène semblable s'était produit à Jérusalem, lors de la tentative de Julien l'Apostat pour la reconstruction du Temple, et nous l'avons enregistré à sa date 2. Mais ce qui importe surtout à la science, c'est de constater histo-
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1 Voici le texte grec de Théophane, relatif aux croix mystérieuses, et aux visions surnaturelles qui précédèrent le grande peste de Constantinople : "Hp$ocTO os aïsvr,; àopïTw; y<YVêg9sk, ëv tï toî; t<T>v àvBpâmtov inaiiot;, xai sî; Ta Tûiv £xy.).r,Tt(5v ïîpà ivS-j^ata, ctaupta âî.aiiôoYi rc/.etcjTa. 'Eyîvsto ouv s\t£ùOev toî; àv6pû>-tcoi; lûnr) xai àOujiia 7io).).r] tt) toioûtou <rr]|ieîou àTiopia ■ xa7É).aëev 8è xai 6ïO|j.7)via à^eiôû; oXoGps'jouaa où [iôvov toù; h tJ tîoXec, à).).à xai '.où; ii Tcâerr] Tij 7ispiy_wp(j> aÙTvi;. 'EyevovTo Si xai çavTaaîac ;i; tioW.où; tiIv àvOpûraov, xai èv iy.atâoii yev0" [ievoi, èvé|j.iSav ÇÉvoi; tkjîv, iô; èêôxouv, xai |3piapoî; TCpoatùîioiç ffuvoîs'JEiv... 'Eûpuv toù; aÙTOù; -/.ai si; oï/.o'j; £Î<7£py_<>u.£votjç, xai -où; (Uv toù oîxou àvaipoûvta;, xoù; Si Çi^si TLTp(ia-/.ovTa;. Voici la traduction latine de ce passage : l'rimum guider» inviso quodam modo et derepente in hominum, vestibus, et in ecclesiarum sacrit indu mentis, cruces plurimœ oleagineo liquore eonspieiebantur. Quo signa quid por-tenderetur cum homines ignorarent, in magnum mœrorem animique angustias ndducti sunt. Ira divina ir.exorabili exitio non solum urbanos, sed tiiam vicinœ regionis incolas oppressit. Exinde plures hominum in mentis alienationem conj'ecti varias phantasiœ figuras vel spectra briarea videre credebant... Eosdem insuper in ilomoi pénétrantes quosdam ex obviis vel plane conficere, vel gladiis vulnerare wnspiciebant. (Theophau., loc. cit., col. 832-853/
2. Cf. tom. X de cette Histoire, pag. 121.
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riquement la réalité du fait enregistré par le vénérable chronographe. Or, nous avons un autre témoignage que celui de Théophane, le témoignage d'un des personnages les plus illustres par la sainteté et la science qui aient honoré l'église grecque au VIIIee siècle, saint Théodore Studite. Sa parole a d'autant plus d'importance qu'elle fût prononcée publiquement devant un auditoire contemporain des faits, dans le panégyrique du saint hégoumène Plato, abbé du monastère byzantin de Studium 1. Théodore était neveu paternel de Plato; il lui succéda dans le gouvernement de ce monastère. Le père et la mère de Plato avaient été au nombre des victimes de la peste de 747. On devait donc, dans leur famille, savoir tous les détails qui se rattachaient à ce désastreux souvenir. Voici comment s'exprime saint Théodore Stndite : «Les parents du bienheureux Plato, illustres par leur naissance, plus illustres par leurs vertus, étaient Sergius et Euphemia ; ils habitaient Constantinople. Tous deux furent enlevés par le fléau que la colère divine déchaîna alors sur la ville de Byzance, et qui rappela les épouvantements de l'Egypte au temps des Pharaons. Le récit du fait porte avec lui des enseignements terribles mais salutaires. Chacun vit tout à coup paraître sur ses vêtements des images de la croix vivifiante : ces croix semblaient tracées avec une matière grasse et huileuse, comme par un pinceau habile ; mais en réalité elles étaient l'œuvre surnaturelle du doigt de Dieu. L'effroi produit par ces manifestations fut universel. Bientôt on comprit ce qu'elles signifiaient : la peste se déclara et
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1 Saint Plato, hégoumène ou archimandrite du monastère de Studium, est honoré Je 18 mars. (Ct. Bollandist., Act. in hoc die.) Il résigna sa dignité abbatiale, en 794, pour achever ses jours dans une réclusion complète. Sou neveu Théodore, surnommé le Sludite, fut élu pour lui succéder. Il est honoré le 11 novembre. Le nom de Studium, donné au monastère qui produisit ces deux saints, était celui du fondateur, un noble romain, appelé Studius en Italie et Euprepiu; sur les rives du Bosphore. Varierai ab urbe Roma vir genere et opibus prœslans, Studius nomine [Evprepium lingua nostra vocare solet), qui et pntricii ct consutis honorem fuerat adapius. Hic cum in hac urbe domicilium Lollocnssel, ct omnia sua Oona ingeali excelsitate animi Deo consecrasset, prcecl-a-ruûi hoc templir.n Prœcursori mugno Bnptistœ posuit, monachorum députons habi-talioni. (Vita S. Theodor. Studit., cr,p. xxix ; Pair, grtec, tom. XClX.col. MG.)
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p164 PONÏIFICAT DE SAINT ZACUAIUE (7(41-752).
frappa toutes les personnes qui avaient été ainsi marquée? 1. Ses coups étaient si rapides que, le soir, ceux qui avaient accompagné le matin les cadavres de leurs parents ou de leurs amis au sépulcre y étaient portés à leur tour. On réunissait les corps en monceaux, pour les jeter, sur d'autres monceaux de cadavres, dans des fosses presque aussitôt comblées qu'ouvertes. On n'entendait de toutes parts que lamentations et cris de désespoir : les bras manquèrent pour enterrer les morts, les maisons restèrent fermées, les rues désertes; les cimetières étaient remplis. Dans un espace de deux mois, cette capitale, la plus peuplée de l'univers, manqua d'habitants. Or, ceci se passait aux jours de Constantin Copronyme, cet empereur de funeste mémoire, qui outrageait la croix du Christ. Il osait appeler la croix une « idole d'imposture, » lui, cet imposteur sacrilège ! Ce fut donc un juste châtiment de Dieu sur un prince et un peuple coupables, en même temps qu'un moyen de conversion pour les âmes. » Les croix mystérieuses de Constantinople furent connues en Occident. Paul Diacre, dans son Historia miscella, les décrit dans les mêmes termes que saint Théodore Studite et Théophane 2. La peste qui les suivit ne cessa qu'après trois ans de
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1. Voici le texte grec et la traduction latine de ce passage : 'EujSto égontivx lv toï; iy.iazav ÈTQrdAaTtv, ev (iaçtSt Ê).atwoei, xo <7r,i*scov toO Ço)O7toio0 exaupoû xaxeaT'.Y^Ivov, &ïa Tiapà X£tP°» wpaioyfia^o'icrr^, fià).).ov Se £7vi OeoO 2axTv).t5 xat ÛTTspxejiov. 'EGpostTO 6 ).r,ç9ei:, vtcôktiv ot ÈuQù; 6 Oxvaxo;. — Ccniebatur det'CpfHte in eujmgue veslitu vivificce crucis signum, tincturœ pinyuis et oleagineœ, velut a perita monu, seu pnlius dirino diyito superne efformatum. Id in se conspiciens turbabatur, suhintrabat adeleruta mars. (S. Theodor. Stiulit., Ijmdntio S. Pla-tonis begtimeni, cap. I; Putr. grac, tom. XCIX, col. 80:5-806.)
2. Voici le texte de Paul Diacre : Cœperunt autem subito fieri tam in homimim vestimentis, et in sneris ccclesinrvm indumentis quam et in velis, cruciculœ pluri-mee, vetuti ex oleo designata. Facta est ergo hinc tristitia, et defectio animi multa, propter dubium hujusmodi signum. Venit nihilominus et divinitus indignatio dissipons incessunter non sotum urb>s cives, sed et in omnibus suburbanis ejus degentes. Factce sunt vero et phantasiœ in multos hon.inum qui in extasi facti existimnbant se cum peregrinis quibusdum, ut putabnnt, et trucibus faciebus, comit/iri, et eos qni in itincre obvii faciebant se quasi amicos salulare ac colloqui : notatis vero bis quai dicebuntur ab iis hœc poslea referebant. Contemplabantur autem eosdem domos ingredi. et alios guidon ex dmno deserere, atioi autem vut-nerare. (Paul. Diacon., Hislor. Miscell., lib. XX1I1 ; Patr. iat., tom. XCV, col. i09i.)
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p165 . II. — LE PAPE ET L'ITALIE.
ravages. « Un autre fléau presque aussi funeste, dit l'historien du bas-empire, c'était l'empereur lui-même. Tandis que les oiseaux de proie dévoraient les cadavres, Copronyme se jetait sur les héritages vacants; il n'avait d'autre souci que de piller les maisons désertes, de faire passer dans son trésor les biens des familles que la contagion avait désolées. Il songea ensuite à repeupler Constantinople en y attirant de nouveaux habitants, venus de diverses provinces et surtout de l'Hellade. Le Péloponèse fournit une telle quantité d'immigrants, qu'il resta lui-même presque entièrement dépeuplé : cette contrée, jadis si florissante, commença dès lors à rentrer dans la barbarie 1 (750). "