Darras tome 16 p. 483
§ IV. Conciliabule quinisexte (692).
22.Tandis que l'Occident, uni dans la soumission au pontife romain, se constituait sous les lois d'une discipline tutélaire, l'Orient se détachait de plus en plus de l'orthodoxie. Justinien ll, fils adop-tif de l'église romaine, allait déchirer d'une main parricide le sein de sa mère. Dur, présomptueux, fantasque, il rêvait une monarchie universelle à son profit ; il prétendait surtout joindre l'autorité spirituelle au sceptre de césar. La théologie des prélats byzantins se prêtait assez volontiers, on se le rappelle, à des visées de ce genre. Plus d'un courtisan croyait encore que l'exemple biblique de Melchisédech investissait l'empereur du pouvoir sacerdotal. Ces ridicules prétentions se renouvelaient au moment même où la situation politique de Byzance eût exigé l'union et la concorde la plus parfaite. Les Bulgares venaient en 688 d'infliger un nouveau désastre aux armées impériales, commandées par Justinien en personne. En 689, une expédition malheureuse en Afrique fut suivie d'un traité de paix honteusement conclu avec le calife Abdel-Malek. L'empire perdait l'île de Chypre, qui passait sous la domination du croissant. Justinien avait signé de gaieté de cœur cet acte humiliant mais nécessaire. Un coup de tête le lui fit déchirer. Il apprit
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1 Labbe, Concil., tom. VI, col. 1361.
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qu'en souvenir de ses victoires, Abdel-Malek venait de faire frapper pour la première fois (C9I) une monnaie musulmane avec l'exergue : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. » Jusque-là les fils de l'Islam s'étaient servis exclusivement de la monnaie romaine, et cette coutume flattait l'orgueil byzantin qui croyait y voir un signe de dépendance et un reste de sujétion. Ce frivole incident parut à Justinien un casus belli des plus sérieux. Levant à la hâte une armée, dont vingt mille Slaves auxiliaires commandés par un de leurs chefs, Nébul, faisaient la principale force, il courut en Cilicie offrir le combat aux Sarrasins. Un carquois rempli d'or, envoyé sur le champ de bataille même à Nébul par le général musulman, détermina la défection des Slaves, qui passèrent tous dans les rangs arabes. Il ne restait plus aux soldats byzantins qu'à prendre la fuite. L'empereur leur en donna l'exemple, et arriva furieux à Nicomédie. Là, étaient rassemblés les vieillards, les femmes, les enfants des Slaves. Justinien les fit tous jeter à la mer (692). Abdul-Mélek, affranchi par tant de victoires du tribut annuel que Pogonat avait imposé à son prédécesseur, prit sans doute en pitié la férocité vindicative du césar byzantin. Il fit procéder à un dénombrement général de tous les sujets de l'Islam, et établit sur les chrétiens l'impôt du Karasch (692) qui subsiste encore de nos jours.
25. On conviendra qu'après de tels revers, Justinien II avait bien le droit d'aspirer à l'honneur de persécuter le catholicisme. Il n'y manqua pas, et dans cette nouvelle guerre, il eut pour alliés tous les évêques des patriarcats de Constantinople et d'Antioche, les mêmes pour la plupart qui avaient, fort à regret sans doute, souscrit les décisions du VIe concile œcuménique. Jamais l'église byzantine, dont les apostasies sont nombreuses dans l'histoire, n'offrit un spectacle plus humiliant. La haine contre Rome s'y joignait, ainsi qu'il arrive toujours, à une corruption de mœurs exaspérée contre tout frein. Il fallait prendre une revanche contre le récent triomphe de l'orthodoxie, abaisser la Rome antique pour grandir la Rome nouvelle, c'est-à-dire Byzance, enfin s'affranchir de la loi du célibat ecclésiastique, ce joug que tous les fils révoltés de l'Église, à chaque époque et sur tous les points du
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globe, ont constamment et invariablement secoué. Lamentable conspiration des instincts de la nature déchue contre le surnaturel chrétien ! Mais aussi témoignage sans cesse vivant de la divinité de l'Église, qui résiste à tant d'efforts et triomphe des attaques de ses propres enfants. Le prétexte mis en avant par les orientaux pour cette nouvelle levée de boucliers fut, par une contradiction étrange, la prétendue nécessité de rétablir la discipline dans le clergé. «Le VIe concile œcuménique, disait-on, uniquement préoccupé de la question du monothélisme, a négligé le côté disciplinaire et n'a pas formulé un seul canon. » Comme s'il existait une obligation quelconque pour un concile général de promulguer de nouveaux règlements disciplinaires ! On pouvait faire la même remarque, et on la fit en effet, à propos du Ve concile œcuménique, lequel n'avait non plus laissé aucun canon de discipline. Tout inepte que fût cette articulation, elle avait implicitement pour résultat d'accuser l'incurie du pontife romain dont l'influence s'était signalée dans le dernier concile. Or, tous les moyens étaient bons, aux yeux des grecs, quand il s'agissait d'attaquer l'honneur des papes. Mais le comble de l'hypocrisie et de l'impudence fut de présenter au monde le conciliabule nouveau qui allait se tenir comme la continuation légitime du VIe concile général. Sans même prévenir le souverain pontife Sergius, sans adresser une seule lettre de convocation en Occident, deux cent huit évêques orientaux se réunirent en septembre 692 dans la salle du dôme, au palais impérial de Constantinople, sous la présidence de Justinien. Aucun légat du pape n'assistait à cette assemblée anticanonique. Le Liber Ponlificalis nous apprend, il est vrai, que les apocrisiaires romains, séduits par l'or et les caresses de la cour, donnèrent un consentement nul de soi, puisqu'ils n'avaient reçu aucun pouvoir à cet effet. Cependant on ne trouve point leur signature parmi les souscriptions annexées aux actes, en sorte que la faute de ces âmes vénales et cupides resta personnelle et n'atteignit même pas indirectement l'honneur du saint-siége.
26. Le nouveau patriarche de Constantinople, Paul III, succèsseur et digne héritier du fameux monothélite Théodore, dirigea les
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délibérations sous la haute surveillance de l'empereur, qui assistait en personne et qui signa le premier, à l'inverse de Constantin Pogonat, dont la souscription figure la dernière dans les actes du VIe concile général. Mais Justinien II ne prétendait pas suivre les traces de son père. Il n'en fut que plus applaudi par les évêques orientaux. L'un d'eux lui adressa une harangue au nom du synode, «pour le remercier d'avoir, par un décret divin de sa pieuse puissance, réuni l'épiscopat dans sa capitale chérie de Dieu 1 » A ce style emphatique et semi-païen, on reconnaît tout d'abord le génie grec. L'orateur déclara que Justinien avait été choisi par Jésus-Christ lui-même pour diriger le vaisseau du monde et garder le dépôt de la foi; que l'Esprit-Saint avait rempli de ses dons l'âme du prince, lui avait confié le gouvernement de son Église et le dépôt de sa loi. Il compara le zèle impérial à celui de Phinées, attribuant à César la puissance d'arracher le genre humain à la tempête des passions et aux flots de l'erreur. Après ces hyperboles adulatrices, l'évêque courtisan continua en ces termes : « Les deux derniers conciles généraux tenus en cette religieuse cité, l'un sous l'empereur Justinien I de divine mémoire, l'autre sous le pieux Constantin père de votre mansuétude, n'ont pas, comme les précédents, promulgué de canons disciplinaires. C'est pour combler cette lacune funeste au peuple de Dieu que votre piété nous a réunis. Sous votre inspiration, dans un accord unanime, nous sanctionnerons les mesures pleines de prudence et de sagesse dont vous avez daigné prendre l'initiative 2. » Quelle abjection, quelle apostasie, quelle sacrilège démence ! Ce début justifiait les théories byzantines sur le double pouvoir ecclésiastique et civil des empereurs. Il expliquait aussi le rôle que prétendait jouer le conciliabule, en se donnant comme le complément canonique des Ve et VIe conciles généraux. De là le surnom de quinisexte, en grec iteveéxTr,, qui lui est demeuré.
23.Après cela, on pouvait s'attendre à une véritable profusion de canons. Il y en eut cent deux, tous rédigés dans un sentiment plus ou moins accentué de haine contre Rome. Ainsi le Ier, qui n'est
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1. Labbe, Concil., tom. VI, col. 1132. — 2. Ibid., col. 1136.
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qu'une courte profession de foi où sont énumérés les conciles œcuméniques, rappelle emphatiquement l'anathème prononcé contre Honorius. Le IIe a pour objet de déclarer authentiques et obligatoires les canons dits apostoliques, mis par une sentence solennelle du pape Gélase au rang des œuvres apocryphes. Le IIIe est un chef-d'œuvre d'impudeur : c'est ce malheureux canon qui a précipité l'église grecque dans la honte d'un sacerdoce marié. Il est ainsi conçu : « Au sujet de la continence cléricale, les Romains ont promulgué une règle plus parfaite, mais nous qui vivons à l'ombre d'un trône où l'humanité et la miséricorde régnent, nous voulons combiner paternellement et religieusement les choses, de façon que la douceur ne dégénère point en dissolution, ni l'austérité en excès. Convaincus que les fautes commises en ce genre tiennent pour la plupart à l'ignorance, nous décrétons ce qui suit : Tous les clercs mariés en secondes noces, qui n'avaient point quitté leurs femmes à la date du 45 janvier indiction IVe récemment écoulée (15 janvier 691), doivent être déposés, ainsi que l'ordonnent les canons. Quant à ceux qui avant la publication du présent décret auront fait pénitence, ou dont les femmes épousées en secondes noces seront mortes dans l'intervalle, ils devront être éloignés pendant quelque temps du monastère ; mais s'ils ont déjà fait pénitence, ils garderont leurs fonctions et dignités. Les prêtres, les diacres, les sous-diacres qui ne se sont mariés qu'une fois, mais qui ont épousé une veuve, ou qui se sont mariés après leur ordination, seront soumis à une pénitence ad tempus, puis réintégrés dans leurs charges, sans pouvoir toutefois être promus à des rangs supérieurs 1. » Ce IIIe canon était suffisamment clair ; l'indulgence coupable qu'il professait pour les passions les plus ignominieuses s'y faisait parfaitement deviner. Cependant le conciliabule ne s'en tint pas là. Il jugea convenable de mieux expliquer sa pensée dans le canon XIIIe, formulé en ces termes : « L'église romaine, par une règle absolue, fait promettre aux clercs qui veulent recevoir le diaconat ou le sacerdoce de se séparer de leurs femmes. Quant à nous, suivant le canon ancien
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1 Labbe, ConciL, tom. VI, col. 1142-1U3.
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de l'ordre et de la perfection apostolique, nous voulons que ces légitimes mariages demeurent fermes et irrévocables. L'ordination ne dissout pas les liens contractés entre époux, elle ne doit pas rompre le nœud conjugal. Quand un homme marié est jugé digne du diaconat ou du sacerdoce, il peut y être promu et continuer à vivre avec sa femme. Agir autrement serait contraire à la parole évangélique : Quod Deus conjunxit homo, non separet1. Si donc un prêtre ou un diacre, sous prétexte de perfection religieuse, veut se séparer de sa femme, qu'il soit privé de la communion, et s'il persévère qu'il soit déposé 2. » Ces textes font monter la rougeur au visage. Ils forment le véritable mur de séparation entre l'église grecque et l'église latine. Plus tard, Photius essaiera de mettre en avant des divergences dogmatiques ; mais le schisme byzantin ne vit en réalité que sur cette dégradation. C'est par elle seulement qu'il s'est maintenu jusqu'à nos jours, impuissant à faire germer une seule vertu, frappé de stérilité spirituelle, accablé sous le mépris public, serf de tous les gouvernements, ralliant de toutes les autres communions les âmes gangrenées qui vont lui demander un brevet d'impunité pour leurs hideuses concupiscences. Il faut pourtant noter, dans le code conjugal à l'usage de l'église byzantine dressé par le conciliabule quinisexte, la défense absolue faite aux évêques de se marier, et l'obligation pour eux de renvoyer la femme qu'ils auraient épousée avant leur sacre. Cette règle est l'objet du canon XLVIIIe 3 ; encore aujourd'hui elle s'observe dans l'église grecque. Quel fut le motif de cette rigueur spécialement appliquée à l'épiscopat ? Il est fort difficile de le conjecturer. Si l'église romaine se trompait en imposant le célibat aux prêtres, aux diacres et aux sous-diacres, il y avait fort peu d'apparence qu'elle ne se trompât point de même en l'imposant aux évêques. Le protestantisme, plus logique dans son œuvre de destruction, ne respecta point les scrupules qui arrêtèrent le pseuso-synode quinisexte. Luther affranchit l'épiscopat ainsi que les autres ordres
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1 Matth., xix, 6. — 2. Labbe, CoaeiV., tom. VI, col. 1148-1149. 3 Labbe, Concil., tom. VI, col. 1165.
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sacrés d'un joug que les passions révoltées déclarent insupportable, et qui rappelle trop la vie pure et immaculée de notre divin Sauveur.
28. Par cette ignoble concession accordée à la brutalité du sensualisme, le conciliabule espérait se créer dans les rangs du sacerdoce oriental un parti assez nombreux pour résister à toutes les ten- tatives de restauration religieuse que le saint-siége pourrait essayer dans l'avenir. Ce calcul satanique ne devait que trop réussir. Entre l'austérité de Rome et le débordement byzantin, les passions surexcitées ne pouvaient hésiter dans leur choix. Mais ce qui rend plus odieuse encore la conduite du patriarche de Constantinople, chef de toute l'intrigue, c'est que dans sa pensée, la corruption cléricale qu'il érigeait en loi canonique devait se traduire pour lui-même en accroissement de pouvoir et le constituer l'égal des papes. Le XXXVIe canon, dont nous avons déjà précédemment fait connaître la substance 1, ne peut laisser aucun doute sur ce point. En voici la formule complète : « Renouvelant les constitutions des cent cinquante pères du IIe concile œcuménique tenu en cette ville, et des six cent trente qui siégèrent au IVe concile général de Chalcédoine, nous décrétons que le siège de Constantinople aura des privilèges égaux à celui de l'ancienne Rome, et que dans les affaires ecclésiastiques il jouira exactement de la même puissance, bien que hiérarchiquement il ne soit que le second. Le troisième rang appartient au siège d'Alexandrie, le quatrième à celui d'An-tioche, le cinquième à celui de Jérusalem2.» Voilà toute l'érudition déployée par le conciliabule pour transporter aux patriarches de Byzance les divines prérogatives que Jésus-Christ avait accordées à la papauté le jour où il dit à Pierre : lu es Petruss et super hanc petram œdificabo Ecclesiam meam, et encore : Ego rogavi pro te ut non deficiat fides tua, et tu aliquando conversus, confirma fratres tuos. On reste confondu devant une pareille aberration. L'étonnement redouble si l'on réfléchit que sur les deux cent huit évêques du conciliabule quinisexte, quarante-six avaient assisté au VIe concile œcuménique, signé sa profession de foi, pro-
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1 Cf. chap. v de ce volume, n° 17. — 2 Labbe, tom. cit., col. 1169.
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clamé que Pierre vivait toujours dans la personne de ses successeurs, qu'il avait parlé « par la bouche d'Agathon. » Précipité par le servilisme dans cet excès d'aveuglement, l'épiscopat byzantin était irrévocablement voué au schisme. Pour donner à ses collègues une sorte de compensation dérisoire, le patriarche de Constantinople, si facilement transformé en souverain pontife, songea à ouvrir des perspectives flatteuses à leur ambition. Le XXXVIIIe canon fut rédigé dans ce but. Il s'exprimait ainsi : « Lorsque, par un acte de la puissance impériale, une cité change dans l'ordre civil de situation hiérarchique, son rang dans l'Église suit la même modification1. » D'après ce principe, il n'y avait si mince ville épiscopale qui ne pût, grâce au caprice d'un césar quelconque, devenir une capitale d'empire. Dès lors, le titulaire se transformait et devenait pape.
29. Ces arrangements de famille satisfirent pleinement Justinien II, qui se trouvait réellement le pontife suprême de tous ces papes en expectative. On lui présenta une plume trempée dans du vermillon, et il traça le premier la signature suivante : « Flavius Justinien, fidèle au Dieu Jésus-Christ, empereur des Romains, acceptant et ratifiant toutes ces définitions, j'ai souscrit2. » Vient ensuite dans les actes l'incroyable mention : Tcmoç. toû âyiwTâTou itirat 'Pû>|xr,5, ce qui signifie : « Place de la signature du très-saint pape de Rome. » De vulgaires falsificateurs n'eussent pas manqué d'écrire là en toutes lettres la signature apocryphe du pape Sergius. Mais des grecs étaient incapables de commettre une si lourde bévue. On proteste contre une fausse signature, et la ruse démasquée n'a plus aucun succès. Au contraire, toutes les copies d'actes authentiques offrent des exemples de la formule locus sigilli, locus signi. Qui empêcherait de dire que le tôcts toû &ywi&r<n> mina 'Piipiî avait la même signification et la même valeur? Dès lors la supercherie réussissait à merveille, l'erreur faisait son chemin et la foi grecque comptait un triomphe de plus. Le stratagème parut si admirable qu'on le renouvela quatre fois encore en dési-
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1. Labbe, tom. cit., col. 1169. — 2 Ibid., col. 1186.
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gnant la place de la signature des métropolitains d'Héraclée, de Sardaigne, de Ravenne et de Corinthe. Quant au patriarche byzantin, affectant une modestie d'autant plus édifiante que son avancement hiérarchique était plus merveilleux, il souscrivit humblement en ces termes : « Paul indigne évêque de Constantinople, Rome nouvelle définissant, j'ai souscrit. » Il ne croyait certes pas dire si vrai en affirmant son indignité. Les signataires à la suite ne pouvaient moins faire que de répéter sa formule ; ce qui porta au nombre de deux cents les répétitions officielles de l’'indignus episcopus, àvâijioç imnoTto;. C'était toujours la vérité. On sait ce qui advint de cette monstrueuse tentative essayée par un conciliabule qui s'intitulait pompeusement œcuménique, et que le vénérable Bède flétrit de l'épithète trop justifiée d' « erratique. » Le fils de Constantin VI envoya les cent deux canons à Rome pour les faire signer par le pape Sergius et les imposer à l'église d'Occident. Le Liber Pontificalis nous a raconté en détail1 la persécution subie par le courageux pontife et l'échec complet de la diplomatie impériale (693).
30. Paul de Constantinople ne jouit guère de sa papauté usurpée. Il mourut l'année même du fameux conciliabule et eut pour successeur Callinique, dont le sort ne devait pas être plus heureux. Justinien II lui-même n'attendit pas longtemps le châtiment de ses crimes. Il avait voulu déshonorer la papauté, il avait essayé de faire massacrer un pape. Jamais la Providence ne laisse impunis les attentats de ce genre. Deux ans plus tard, en 693, «les Sarrasins ne rencontrant plus d'obstacles à leurs conquêtes, dit un récent historien 2, envahirent l'Arménie. L'empereur élevait des palais, il se consolait ainsi de la ruine de l'empire ; rien n'égalait l'insolence et la cruauté de ses ministres. Etienne, chef de ses eunuques, menaça du fouet l'impératrice mère, Anastasie; chaque jour voyait couler le sang des hommes les plus vertueux condamnés au supplice ; partout on laissait éclater la haine et le mépris que Justinien inspirait. Ce prince, aussi cruel et non moins insensé
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1 Cf. n° 3 de ce présent chapitre. — 2 Comte de Ségur, Risi. du Bas-Empire, tom. I, pag. 563.
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que Néron, forma le projet de massacrer tout le peuple de Constantinople : il chargea Ruscius, son capitaine des gardes, d'exécuter cet ordre atroce; mais le patrice Léonce, qui devait partir pour prendre le gouvernement de THellade, averti que le poignard d'un assassin l'y attendait, résolut de mettre fin à la tyrannie. Deux moines astrologues l'encouragèrent dans son dessein, en lui promettant le sceptre. Il arma ses serviteurs, pénétra durant la nuit dans l'enceinte du prétoire, arrêta le préfet, ouvrit les cachots, délivra les captifs et appela le peuple aux armes1.» Suivi d'une foule immense, qu'il ne savait trop où diriger, il lui vint à l'esprit de crier : « A Sainte-Sophie ! Tous les chrétiens à Sainte-Sophie ! » En un clin d'oeil la basilique fut inondée des flots tumultueux de la multitude. Le patriarche Callinique s'était caché au fond de son palais. Tout à coup il voit la porte s'ouvrir devant Léonce, et se croyant à sa dernière heure, il tombe à genoux en disant : « Tuez-moi, mais ne me torturez pas. » Léonce ne songeait à rien de semblable. Il rassura le patriarche, lui fit revêtir ses ornements pontificaux, l'amena à Sainte-Sophie et lui ordonna d'entonner le répons pascal : Hœc dies quam fecit Dominus. Le peuple, ivre de joie, continua ce chant de fête. Puis changeant les hymnes d'allégresse en accents de fureur, toutes les voix s'écrièrent : « Mort à Justinien ! » De Sainte-Sophie, le torrent populaire se précipita dans le cirque, où les vociférations continuèrent. Enchaîné comme le plus vil des criminels, Justinien fut présenté à la foule qui redoubla ses cris de mort. Léonce devait sa fortune à Constantin Pogonat : il n'épargna rien pour sauver le fils de son bienfaiteur. Il réussit, et la populace se contenta de voir le bourreau couper le nez d'un César auquel le conciliabule quinisexte avait décerné le titre de pontife suprême. Justinien n'avait que vingt-cinq ans ; il survécut à son supplice et fut exilé à Cherson (695). Ses aventures n'étaient pas terminées ; il devait régner de nouveau avec un nez d'or et le surnom de Rhinotmète, pour aboutir définitivement à une mort tragique.
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1 M. de Ségur, Histoire du Bas-Empire, tom. I, pag. 564.
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31. En attendant, Léonce fut proclamé empereur. Jadis son nom avait figuré dans les actes du VIe concile général sous le titre de majordome de Constantin Pogonat1. Depuis, quittant la mense impériale pour le commandement des armées, il avait signalé sa valeur en Arménie et en Médie par de brillants succès contre les musulmans. Un crime ternit alors sa gloire. Dans un festin, il avait traîtreusement assassiné le chef des Maronites, le prince Jean, le plus vaillant allié de l'empire. Une jalousie de métier inspira ce meurtre, dont le peuple byzantin ne se souvenait même plus, quand il acclamait avec frénésie l'avènement de Léonce. Les époques d'abaissement social sont fécondes en oublis de ce genre. Mais la Providence divine qui préside au gouvernement des empires n'oublie rien, et sa justice finit par atteindre tous les coupables. Léonce ne fit que passer sur le trône. Son règne dura trois ans, et fut marqué par un désastre irrémédiable. Le gouverneur musulman d'Egypte, Hassan, entra en Afrique, s'empara de Carthage, dont il rasa tous les édifices, et mit fin dans ce pays à la domination romaine (698), huit cent cinquante ans après que Scipion l'Africain se fût rendu maître de la patrie d'Annibal. Le christianisme disparut de cette terre où jadis il avait été si florissant. Cette nouvelle conquête du mahométisme exalta le courage des fils du prophète : elle combla de gloire le calife Abdul-Mélek. Dans toute l'étendue de l'Afrique septentrionale, le petit port de Ceuta resta seul indépendant. Il appartenait aux rois visigoths d'Espagne, et devait bientôt offrir un passage aux armées de l'Islam pour inonder l'Europe. Léonce n'avait rien épargné pour prévenir ce malheur. Par ses ordres, une flotte nombreuse fît voile pour Carthage avec une armée destinée à la défense de la ville. Un combat naval fut sur le point de s'engager non loin de la capitale africaine. Les soldats byzantins, saisis d'une panique inexplicable, forcèrent les matelots à virer de bord, et la flotte revint, sans avoir perdu un seul homme, se ravitailler sur les rivages de la Grèce. Avec la réflexion
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1 Cf. chap. v de ce volume, n° 24.
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était venue la honte. Cette armée vaincue sans combat craignit que l'empereur ne punît sa lâcheté. La peur lui rendit son audace; les soldats égorgèrent leur général, le patrice Jean, le même qui, sous Constantin Pogonat, figurait dans les actes du VIe concile œcuménique avec le titre de questeur 1. Absimar, un obscur officier qui avait dirigé le complot, fut proclamé empereur sous le nom de Tibère III. Sans perdre de temps, il fit remettre à la voile, et la flotte qui n'avait pas voulu défendre Carthage vint assiéger Constantinople. Pour surcroît de malheurs, la capitale byzantine était depuis quatre mois ravagée par la peste. On attribuait à tort ou à raison l'apparition de ce fléau, d'ailleurs si commun en Orient, à de récents travaux entrepris pour nettoyer et creuser le bassin de la Corne-d'Or. Cependant le peuple byzantin n'avait pas encore perdu toute affection pour Léonce ; il se préparait à le défendre. Mais une trahison militaire ouvrit à l'usurpateur les portes des Blakhernes. Les soldats de la flotte se précipitèrent dans la ville, tuant et pillant comme en pays conquis. Tibère Absimar les laissa faire durant une première journée; il leur devait bien cette récompense. Le lendemain il entra triomphalement à Constantinople. Léonce, traîné dans le cirque, eut le nez coupé par le même bourreau qui avait infligé cette mutilation à Justinien II. Absimar lui laissa la vie et se borna à l'enfermer dans un monastère (698).