Darras tome 17 p. 131
69. L’ « Histoire ecclésiastique des Angles » se termine à l’an 731. L’auteur n’avait plus que quatre années à vivre sur la terre : déjà il ressentait les premières atteintes de la maladie qui devait l’enlever à l’amour de ses disciples et à la vénération de sa patrie. Sa gloire, au point de vue humain, avait dompté l’envie ; car, de
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1 Les Moines d'Occident, tom. V, p. 66. —2. Bed., Hist, eccles., prafat.; Pttr. îat., tom. XGV, col. 22-23.
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même que tous les hommes de mérite, il rencontra cette dernière sur son chemin. A la fin de la «Table chronologique » qui termine son traité de Temporum ratione, le pieux docteur s’appuyait de l’autorité de saint Julien de Tolède pour combattre l’opinion alors accréditée que le monde ne devait durer que six mille ans. En outre, devançant les prétendues découvertes de la science moderne, il signalait l’inexactitude de la date ordinairement assignée à l’incarnation. Des esprits étroits et violents le taxèrent, à cette occasion, de visionnaire et d’hérétique ; l’opinion publique fut perfidement soulevée; on fit circuler contre lui des chansons injurieuses, que le peuple redisait dans les tavernes. Cette manœuvre nous a valu un véritable traité chronologique, adressé, sous forme de lettre, par le vénérable Bède à un moine d’York, son ami 1. Cette apologie bientôt répandue dans toute l’Angleterre mit fin à la calomnie. En 732, Bède se rendit à York, près de l’archevêque Egbert, son disciple, et frère du roi des Northumbres. Il consentit à donner une série de leçons dans le monastère métropolitain, et promit de revenir les continuer l’année suivante. La maladie l’empêcha de tenir sa parole. Egbert, désolé de ce contre-temps, écrivit à son ancien naître, le suppliant de lui donner à lui-même, pour le gouvernement de son vaste diocèse, les conseils d’une expérience de soixante ans, confirmée par l’élude de la théologie et de l’histoire eclésiastique. Telle fut l’occasion de la lettre, si souvent, citée, de Bède à Egbert, où se retrouvent tous les principes du Pastoral de saint Grégoire le Grand, appliqués aux besoins de l’église anglo- saxonne. Après avoir recommandé à l’évêque l’étude et la méditation de l’Écriture sainte, la régularité et la simplicité de vie, le choix d'un entourage édifiant, la mortification, l’emploi réglé du temps, Bède ajoute : « Votre diocèse est trop vaste pour que vous puissiez chaque année en visiter tous les villages et tous les hameaux. Le choix des prêtres que vous y envoyez appelle donc toute votre sollicitude. Chaque fidèle devra apprendre d’eux au moins le symbole des apôtres et l’oraison dominicale. Tous les chrétiens doivent
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1. Bed., Apologetica ad Plegwinum ; Pair, lat., tom. XCIV, col. GG9.
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pouvoir réciter et chanter ces deux prières, sinon en latin, au moins dans leur langue maternelle; c'est dans ce but que je les ai traduites en anglo-saxon. Ne négligez rien pour envoyer aux populations des prêtres capables de leur enseigner la doctrine du salut, la haine du péché, la pratique des bonnes œuvres. Au besoin concertez-vous avec le pieux roi Ceolwulf, dont le zèle pour la religion ne vous fera pas défaut; obtenez du saint-siège qu’on érige de nouveaux évêchés, suffragants de votre métropole ; donnez à tout ce peuple qui les demande des pasteurs en nombre suffisant. » Le vénérable Bède insiste sur la communion fréquente des fidèles au corps et au sang du Seigneur. « Elle est en usage, vous le savez, dit-il, dans toute l’Église du Christ, en Italie, dans les Gaules, en Afrique, en Grèce, dans tout l’Orient. Chez nous, telle est l’incurie des pasteurs que cet acte de religion, le plus important de tous, le plus nécessaire à la sanctification des âmes, est presque inconnu des laïques. A peine les plus fervents osent-ils communier à Noël, à l’Épiphanie, à Pâques; et pourtant il y a d’innombrables chrétiens, jeunes gens et jeunes filles, vieillards et veuves, qui mènent une vie exemplaire, et qui pourraient sans aucun scrupule s’approcher des célestes mystères au moins tous les dimanches et toutes les fêtes d’apôtres ou de martyrs, ainsi que vous l’avez vu pratiquer dans la sainte et apostolique église de Rome. Les personnes mariées le peuvent de même, et le feraient, si l’on prenait la peine de les instruire convenablement sur ce point. » L’illustre docteur s’élève contre l'avarice des clercs. « Prenez bien garde, dit-il, au crime de ceux qui ne sont occupés qu’à retirer de leur ministère un lucre terrestre. On me dit qu'il y a en Northumbrie un grand nombre de villages, au fond des forêts, sur la cime des montagnes, où l’on n’a jamais vu paraître un évêque pour baptiser, enseigner la foi, apprendre la distinction entre le bien et mal : cependant personne n’y est dispensé de payer la redevance épiscopale. Ainsi certains évêques, loin d’évangéliser gratuitement leur troupeau, comme le veut Notre-Seigneur, reçoivent sans prêcher l’argent qu’il leur a défendu de prendre même en prêchant. » Pour remédier à ce déplorable état de choses,
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Bède conseille à son ami d’établir, dans les monastères voisins, un évêque chargé de l’administration des districts abandonnés. A ce propos, il flétrit énergiquement l’abus de la commende laïque, qui s’introduisait alors dans certaines provinces anglo-saxonnes. Il veut qu’on réprime partout le scandale des moines et des clercs gyrovagues, dont se plaignait non moins éloquemment saint Boniface en Germanie 1.
70. La lettre à Egbert fut comme le testament spirituel du grand docteur. « Je vais mourir, mandait-il à l’évêque Eadfrid et aux religieux de Lindisfarn. Vous avez consenti à inscrire mon nom parmi les vôtres, sur le registre de votre sainte communauté ; quand je serai mort, traitez-moi, je vous en supplie, comme l’un des frères, comme un membre de votre famille ; priez et célébrez des messes pour la rédemption de mon âme 2. » Les derniers moments du vénérable Bède ont été décrits jusque dans les moindres détails par un témoin oculaire, un disciple fidèle, Cuthbert, dont les larmes ont dû couvrir plus d’une fois le parchemin sur lequel il retraçait cette scène, digne des plus beaux âges de l'Église. «Vous désirez, dit Cuthbert à un condisciple absent, vous attendez de moi que je vous dise comment notre père chéri, notre bon maître, Bède, aimé de Dieu, est sorti de ce monde. C’est une consolation à ma douleur, en même temps qu’un chagrin de plus, d’avoir à vous l’écrire. Environ quinze jours avant Pâques (17 avril 733), il fut pris d’une extrême faiblesse par suite de la difficulté à respirer, mais il n’éprouvait encore aucune douleur vive. Il vécut ainsi jusqu’à l’Ascension, toujours joyeux, rendant grâces au Dieu tout-puissant nuit et jour, ou plutôt à toute heure du jour et de la nuit. Il nous donnait ses leçons comme à l’ordinaire, et employait le reste du temps à la psalmodie sainte. Chaque nuit, après un très-court sommeil, il continuait dans l’allégresse ses prières et ses actions de grâces, récitant à haute voix, les bras étendus, les versets de l’Écriture qu’il aimait tant à redire, ou bien les vers anglo-saxons qu’il avait
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1 Bed., Epist. n ad Egbertum ; Pair, tat., tom. XCIV, col. 655-639.
2. Bed., Prœfat. ad vitam S. Cuthbert. ; Pair, lat., tom. XCIV, Col. 734.
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composés lui-même sur la mort, et où il dit : « Avant son départ forcé, personne n’est plus sage qu’il ne faut; personne ne sait suffisamment combien il doit se préoccuper, au sortir de ce monde, du jugement, soit pour le bien soit pour le mal, qui attend l’âme après la mort 1. » Parmi les antiennes qu’il chantait de préférence selon la liturgie de Rome, il commença celle-ci : « O roi de gloire, Seigneur des vertus, qui, triomphant en ce jour, êtes monté au-dessus de tous les cieux, ne nous laissez pas orphelins, mais envoyez-nous l’Esprit de vérité, l’Esprit du Père, que vous nous avez promis2 . » A ce mot : « Ne nous laissez pas orphelins, » il fondit en larmes et pleura longtemps. Une heure après, il répéta la même antienne, et nous pleurâmes tous avec lui. D’autres fois nous lisions, mais les larmes interrompaient la lecture, et nous ne lisions jamais sans pleurer. Les quarante jours de Pâques à l’Ascension s’écoulèrent ainsi : il était toujours au comble de la joie, e remerciait Dieu de sa maladie. Il disait avec saint Paul : « Le Seigneur flagelle le fils qu’il va recevoir3, » et avec saint Ambroise : « Je n’ai pas vécu au milieu de vous de telle sorte que j’aie à m’en repentir ; je ne crains donc pas la mort, puisqu’elle me réunira au Seigneur, notre bon Maître4. » Pendant tous ces jours, en sus des leçons qu’il nous continuait encore et de la psalmodie sacrée qu'il n’interrompit jamais, il entreprit deux nouveaux ouvrages : la traduction en notre langue de l’Évangile selon saint Jean, et un recueil de sentences extraites des ouvrages d’Isidore de Séville. Je ne veux pas, disait-il, que mes disciples lisent des mensonges, et qu’a- près ma mort, leur travail soit sans fruit. —La troisième férie (mardi 24 mai) avant l’Ascension, il se trouva beaucoup plus mal ; la respiration devint haletante, une certaine enflure se manifesta aux
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1 Ces vers ont été omis dans l'édition latine des
œuvres du vénérable Bède; mais ils se trouvent dans un manuscrit de Saint-Gall,
presque contemporain du grand docteur. Ils constituent l'un des plus antiques monuments de la poésie anglo-saxonne. Cf.
M. de Montalembert, Les Moines d'Occident, tom. V,
pag. 9i, note 2.
2 Antienne de l'Ascension dans l'ofGce romain. — 3
llebr., xn, 6. —
4. Paulin.. Vit. S. Ambros.; Pair, lat., tom. XIV, col. 43. Cf. tom. XI da cette Histoire, pag. 75.
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pieds. Il continua néanmoins de dicter avec sa gaîté habituelle, et il nous disait : Hâtez-vous d’apprendre, car je ne sais combien de temps je resterai avec vous, ni si mon Créateur ne m’appellera pas bientôt. — La quatrième férie (mercredi 23 mai 733), veille de l’Ascension, aux premières lueurs du matin, il ordonna de transcrire ce qui était commencé, et nous travaillâmes jusqu’à l’heure de tierce. Vint ensuite la procession accoutumée en ce jour, avec les reliques des saints, et nous la suivîmes. Mais l’un d’entre nous, Wibert, resta près du malade et lui dit : Il manque encore un chapitre au livre que vous avez dicté, bien-aimé maître ; serait-ce une trop grande fatigue que de vous faire parler davantage? — Bède répondit : Je le puis encore, prends la plume, taille-la, et écris promptement. —Le disciple obéit. A l’heure de none, Bède me dit : J’ai quelques objets précieux dans ma cassette, du poivre, des oraria (linges fins), de l’encens. Cours prévenir les prêtres du monastère, afin que je leur distribue ces petits présents, tels que Dieu me les a envoyés. Les riches de ce siècle travaillent toute leur vie pour léguer de l’or, de l’argent, des pierreries ; moi je donnerai, en grande joie et charité, âmes frères, le peu que je tiens du Seigneur. — Ils vinrent donc, et leur parlant à chacun en particulier, il les supplia de célébrer pour lui le sacrifice de la messe et de prier pour son âme. Tous pleuraient, en lui faisant cette promesse ; «leurs sanglots éclataient, parce qu’ils ne devaient plus en ce monde revoir sa face1.» Mais lui les consolait, en disant : Le temps est venu où, s’il plaît à la volonté divine, je vais retourner à celui qui m’a fait, qui m’a créé, qui, du néant où je n’étais pas, m’a appelé à l’être. J’ai vécu de longs jours, mon juge miséricordieux en sait l’emploi. L’heure de ma délivrance est proche, je la désire afin d’être avec Jésus-Christ; mon âme a soif des félicités du ciel, pour contempler la gloire de son roi. — Ces entretiens suaves et déchirants se continuèrent jusqu’à l’heure de vêpres. Le disciple Wibert dit alors : Maître chéri, il reste encore une sentence à dicter. —Écris donc promptement, répondit Bède
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1 Act.; xï, 37-38.
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Quand il eut terminé, Wibert s’écria : Maintenant c’est fini. — Tu dis vrai, reprit alors le maître. « Tout est consommé1. » Prends ma tête dans tes mains, et tourne-moi, car j’éprouve une grande consolation à diriger mon regard vers le lieu saint où j’ai tant prié. — Ainsi, couché sur le pavé de sa cellule, et tourné du côté du sanctuaire, il se mit à chanter une dernière fois : Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto, puis il rendit l’âme. Il allait achever dans les siècles des siècles la doxologie interrompue sur ses lèvres par la mort2. »
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1. Joan., xix, 30. — 2. De obitu vcner. Bed., a Cuthoert. ejus disapulPair, lat., tom. XC, col. 63-63.