Angleterre 32

Darras tome 26 p. 594


§. Il Evénements d'Angleterre et d'Allemagne


   9. En rappelant à lui ce prodigieux génie, dont le XIIe siècle devrait porter le nom dans l’histoire, la Providence divine semblait donner une éclatante preuve du libre jeu qu’elle laisse aux événements humains, puisqu’elle ne les soumet que pour un temps bien court à l’action des influences les plus salutaires. Séparons- nous donc de cette dure couche du cénobite, dans laquelle S. Bernard vient de trouver celui qu’il aime 1, pour continuer notre tâche d’historien. C’est d’ailleurs auprès d’un autre lit de mort que le devoir nous ramène ; mais non dans l’étroite et pauvre cellule d’un monastère : cette demeure est un palais, cet agonisant est un roi, le roi David Ier d’Ecosse. Ici, je laisse la parole au continuateur de l’Histoire des rois d’Angleterre de Siméon de Durham, au prieur Jean d’Exham. Il va nous montrer comment ce prince rachetait ses emportements pendant la guerre par ses vertus, sa magnificence et sa piété. «David roi d’Ecosse, » écrit cet auteur, «surpris par la maladie à Kartel (Carlisle), mourut le neuvième jour des calendes de juin (24 mai 1153). Sa mémoire sera bénie dans tous les âges. Il a été le modèle des princes de notre temps. Plein de

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(«) S. Bernard fut arrêté par la mort, dans son Commentaire du Cantique des Cantiques, sur ce verset : « In lectulo meo quæsivi quem diligit anima inea. » Çant. MMM, 1,« j’ai cherché dans ma couche le bien-aimé de mou âme. »

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p595  CHAP. XI. — ÉVÉNEMENTS D’ANGLETERRE ET b’ALLGMAGNE. 


dévotion pour les divins offices, il entendait chaque jour toutes les heures canoniales, sans en excepter les vigiles des défunts. Comment ne point proclamer à sa louange qu’il a su, dans un esprit de conseil et de force, imposer un frein aux instincts cruels d’une nation barbare; qu’ami des pauvres jusqu’à leur laver fréquemment les pieds, il ne se lassa jamais de leur prodiguer la nourriture et le vêtement ; qu’il construisit et dota de terres et de revenus suffisants les monastères de Sallehou, de Mailros, de Neubothle, d’Holmcollran, de Jeddwert, situés en-deça de la mer d'Ecosse, outre les bonnes œuvres qu’il a faites en Ecosse même et en d’autres lieux ? Car sa magnificence est allée jusque chez les nations étrangères, au secours des pèlerins, des religieux et des laïques. Plus digne encore de louanges, oserai-je ajouter, en ce que sans cesse par la frugalité de la table et la simplicité du vêtement, par la sainteté d’une conduite irréprochable, par l'austérité de ses mœurs, il s’est montré l’émule des héros de la vie cénobitique.» Il régna vingt-neuf ans. Son corps, transporté à Dunfermelin, fut enseveli  dans le sépulcre des rois d’Ecosse, où repose aussi la reine sainte Marguerite sa mère... Le comte Henri fils de David étant mort, tout le peuple du royaume prit Malcholm IV, fils de Henri, enfant qui n’avait encore que douze ans, et l’établit roi à la place de son aïeul, conformement à la coutume de cette nation.


   10. A la même époque, des événements qui n’étaient pas sans importance s’accomplissaient en Angleterre. C’est encore à Jean d’Exham que j’en emprunte le récit. « Eustache fils du roi d’Angleterre étant mort, Henri évêque de Windsor travailla très-activement à rapprocher le duc Henri (Plantagenet) des marches du trône. Grâce à sa médiation, son frère le roi Etienne et le duc Henri (il était duc de Normandie), ayant mutuellement donné et reçu le serment, se lièrent dans les conventions d’un traité de paix. Il fut arrêté entre eux que le duc Henri disposerait des affaires du royaume, et serait regardé comme héritier de la couronne après le roi Etienne ; il devait s'entendre au sujet de ces affaires avec l’évêque de Windsor comme avec un père; il devait en outre assurer à Guillaume fils du roi Etienne, avec le comté de Warem, ce

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qui lui revenait par droit héréditaire, c’est-à-dire deux autres comtés en Angleterre. Le plus grand nombre des grands du royaume acquiescèrent à cet arrangement, et le roi Etienne appesantit sa main et courba quiconque lui fit résistance. Aussitôt un édit des princes alliés ordonna dans toutes les provinces de mettre un terme aux violences, d’arrêter le pillage, d’expulser du royaume les soldats mercenaires et les archers de nationalités étrangères, de jeter bas les fortifications que chacun avait construites sur sa terre après la mort du roi Henri (Beauclerc). La justice et la paix furent rétablies en tous lieux dans le royaume. » La paix fut réellement faite entre Théobald archevêque de Cantorbéry et Henri évêque de Windsor, et rendue à toute l’île que la guerre civile avait embrasée pendant tant d’années. Puis le roi conduisit le duc Henri à Londres avec lui, et la concorde fut confirmée avant la Noël. « Telle fut, » dit Matthieu de Paris, « la fin de cette guerre qui avait sévi pendant dix-sept ans. » 


   11. C’est ici le lieu, pour la date, de parler de l mort d’Henri de Murdach, archevêque d’York ; mais peut-être aurions-nous dû, sans respect pour la chronologie et à l’exemple d’un auteur du XIIe siècle 1, enregistrer cette mort à côté de celle d’Eugène III et de S. Bernard. «Trois hommes illustres, » dit cet écrivain, «rapprochés pendant leur vie par une étroite amitié, moururent en ce temps- là, séparés dans la mort par un court intervalle, je veux dire le pape Eugène à Rome, S. Bernard abbé de Clairvaux, Henri archevêque d’York. Eugène et Bernard, prirent les devants ; Henri marcha de près sur leurs traces. La nouvelle du passage d’une vie à l’autre des deux-premiers (Eugène et Bernard) s’étant répandue, alors que le troisième (Henri) survivait encore, Guillaume, autrefois archevêque d’York, qui demeurait à Windsor, conçut l’espoir de recouvrer son siège (le premier l’avait déposé, le second l’avait fait déposer, et le troisième avait recueilli sa succession), se rendit à Rome en toute hâte : il ne récriminait pas contre le jugement qui l’avait exclu, il sollicitait humblement miséricorde. La nou-

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1 GuilLLlELM. Neubrig., 1,20,

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p597 CHAP. xi. — étéNemerts d’angletkrre et d’allemagne. 


velle certaine du décès de l’archevêque d’York (Henri) survenant, donnait un grand poids à ces humbles prières ; mais l’évêque élu de Durham, qui était arrivé le premier à Rome, avait été solennellement sacré archevêque d'York par Anastase IV, et, pendant que la cause de Guillaume était encore en instance, il était reparti pour l’Angleterre. On adoucit néanmoins la rigueur du premier jugement, et Guillaume éprouva l’effet de la clémence du Saint- Siège. Le pape et les cardinaux eurent compassion de ses cheveux blancs, grâce surtout à l'intervention de Grégoire, cardinal de haute naissance, homme à la parole facile et d’une habileté rare, un vrai Romain. Guillaume fut donc rétabli dans son archevêché, et rapportant le pallium, qu’il n’avait pu jamais obtenir jusque-là, il revint à Windsor, le samedi saint » de l’année suivante. Bientôt après il mourut avec les sentiments d’une piété profonde.


   12. Cette année 1153, deux citoyens de Lodi, mise sous le joug par les Milanais, allèrent trouver l’empereur Frédéric à la diète qu’il tenait à Constance, pour lui exposer les griefs de leur ville contre ses oppresseurs. «Auprès d’Hermann évêque de Constance, » dit un auteur d’après le récit des frères Moréna, écrivains de cet-te époque, se trouvaient deux citoyens de Lodi, Abernaud dit l’Allemand et Homobond des Maistres, qui négociaient en Germanie pour une affaire privée. En considérant avec curiosité le spectacle nouveau pour eux des demi-dieux de la cour, l’affluence du monde et la majesté du cérémonial, ils s’aperçurent que de fréquentes plaintes soumettaient à César les plus petits différends, que les opprimés avaient recours à lui contre les puissants oppresseurs, et qu’il ordonnait que justice fût faite à tous... Ils résolurent de plaider auprès de l’empereur la cause commune à tous leurs compatriotes... Frédéric donna l’ordre de les faire paraître en sa présence. II leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils demandaient... Alors Abernaud, versé dans la langue allemande : « Nous sommes de Lodi, dont les habitants sont les plus malheureux de tous les hommes ; nous souffrons de la part des Milanais des traitements que des barbares eux-mêmes n'imposeraient pas à leur plus mortel ennemi. » L’assemblée eut pitié d’eux. « Dans la suite de César

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p598 ANASTASE  IV.   ADRIEN  IV   (1133-1139).


on désigne Sicher, diligent, actif, jeune, avec mission d'employer toute son éloquence à plaider à Milan le cause des habitants de Lodi.


   13. « Sicher arrive dans la Péninsule ; les citoyens de Lodi la reçoivent avec des larmes de reconnaissance, mais s'efforcent de le détourner de son projet d'aller à Milan. Prières inutiles ! il s'y rend avec une téméraire confiance. « Il produit devant le Sénat la lettre de l'empereur, il expose l'ordre qu'il a reçu de  défendre la cause des habitants de Lodi. Comme ces derniers l'avaient prédit, les Milanais lui font le plus mauvais accueil. Sans le moindre respect pour César, émus de colère, ou plutôt emportés par une  aveugle fureur, les consuls brisent les tablettes contre terre, ils les foulent taux pieds, ils réduisent en poudre les sceaux dont elles étaient revêtues et font un mortel outrage à l'image de César.Voyant cela, craignant pour lui-même des violences plus irréparables encore, Sicher disparait; il a le bonheur de trouver un moyen de fuir à travers la multitude frémissante ; il regagne Lodi pendant la nuit. De ce qu'il a fait, de ce qu'il a vu, des dangers qu'il a traversés, il fait le récit aux habitants de cette ville, et il se hâte de retourner en Allemagne. L'épouvante fut grande à Lodi, et ce n'était pas sans raison : les Milanais méditèrent d'abord contre eux les plus terribles représailles. Mais bientôt, soit que la réflexion leur eût fait craindre les suites de leur faute contre César, soit parce  qu'ils étaient occupés de leur guerre avec Pavie, ou pour un motif qu'on  ignore, ils abandonnèrent ce dessein 1. » Ce fut là l'origine de la guerre d'Italie ; mais la première expédition de Frédéric dans la Péninsule est de l'année suivante, et se rattache au règne du pape Adrien, successeur d'Anastase IV.


§ III. Un pape Anglais.


   14. A la mort d'Anastase, le Saint-Siège  ne  fut vacant qu'un seul jour. Le cardinal Nicolas Brakespeare, évêque  d'Albano,  lui succéda sous le nom d'Adrien IV. « Il se trouva, » dit le recueil du 

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1 Tristau. Chalc, vu.

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Vatican, « un Anglais du nom de Nicolas qui, au temps de son adolescence, pour progresser dans l’étude des lettres, quittant sa patrie et sa famille, vint à Arles. Comme il s’y appliquait aux lettres dans les écoles, Dieu voulut qu’il visitât le monastère de Saint-Ruf, et qu’il y prit l’habit religieux, après avoir fait profession de la vie canonique. Il progressa sans cesse dans le bien par la grâce divine ; et après avoir été nommé prieur dans cette maison, il y fut ensuite élevé à la dignité d’Abbé, du consentement unanime de tous les frères. Les intérêts de l’Eglise qui lui était confiée l’appelèrent à Rome.» On sait déjà quelle affaire avait attiré Nicolas en Italie. « Après y avoir terminé sa mission, il se disposait à rentrer dans son monastère, lorsque le pape Eugène, d’heureuse mémoire, le retint auprès de lui et du commun avis du sacré collège le sacra évêque d’Albano. Peu de temps après, frappé de sa prudence et de son honnêteté, le Souverain Pontife l’envoya comme légat en Norvège pour répandre dans cette contrée la parole de vie, et pour s’appliquer à gagner des âmes au Dieu tout-puissant. Pour lui, comme ministre de Jésus-Christ, comme fidèle et sage dispensateur des dons mystérieux de la Bonté céleste, il répandit avec soin les semences et les enseignements de l’Eglise chez ce peuple grossier, encore barbare. La divine Providence voulant préparer le jour de son Apostolat, après la mort du pape Eugène et l’élection d’Anastase, il retourna, par la volonté de Dieu, au sein de la sainte Eglise de Rome, sa mère, laissant la paix à ces lointains pays, la loi à des barbares, le repos aux Eglises, l’ordre et la discipline au clergé, un peuple agréable à Dieu et plein d’ardeur pour les bonnes œuvres. Il était là quand le pape Anastase mourut. Le lendemain, tous les évêques et les cardinaux s’étant réunis à Saint- Pierre pour le choix d’un pasteur, il arriva, non sans l’intervention de l’inspiration divine, qu’ils furent unanimes sur la personne de Nicolas, et tant clercs que laïques, l’acclamant Pape élu de Dieu sous le nom d’Adrien, malgré lui, malgré sa résistance, ils l’intronisèrent sur le Siège de Saint-Pierre, par la volonté du ciel, le troisième jour des nones de décembre (5 décembre), l’an 1154 de l’Incarnation de notre Seigneur. C’était un homme plein de bonté,

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et de patience, versé dans la langue grecque et dans la langue latine, à la parole abondante, à l’éloquence polie, habile dans le chant liturgique, remarquable prédicateur, lent à la sévérité, prompt à l’indulgence, donnant avec joie, prodigues d’aumônes, orné de toutes les vertus qui sont le fruit de nos mœurs1.» 


   15. Nous avons rapporté en leur lieu les humbles commencements de Nicolas Breakspear, nom qui signifie brise-lance. Ce que nous n’avons pas dit, c’est que le père de ce prélat, le seul Anglais qui se vit jamais assis sur la chaire de Saint-Pierre, s’appelait Robert Chambers. Il était ensuite entré dans les ordres, puis dans le monastère de S. Alban, prêtre obscur2d’Abbots-Langley, dans le Hertfordshire, et non point mendiant, comme l’ont insinué certains auteurs3. Le même mois qui fut témoin de l’élévation de Nicolas Breakspear au trône du Vatican, vit le couronnement comme roi d’Angleterre d’Henri Plantagenet, duc de Normandie, fils de l’impératrice Mathilde et de Geoffroy d’Anjou. Il avait pris en mariage Eléonore répudiée par Louis VII roi de France. S. Bernard, dans la Vie de S. Malachie, nous apprend qu’Etienne le prédécesseur de Henri, mort en cette année 1154, avait interdit aux évêques d’Angleterre, à cause de ses différends avec Eugène III, de se rendre auprès du Souverain Pontife. Henri II prit d’abord une toute autre attitude vis-à-vis du Saint-Siège. A peine eut-il appris l’avènement d’Adrien, enfant de son peuple, qu’il lui adressa la lettre suivante que nous a conservée Pierre de Blois 4 : «Un souffle agréable a touché nos oreilles : nous avons appris que votre récente promotion, comme une resplendissante aurore, a dissipé les ténèbres de la désolation qui pesait sur l’Église Romaine. La chaire Apostolique est dans la joie d’avoir trouvé la consolation de son veuvage ; toutes les Eglises sont dans la joie de voir lever une clarté nouvelle, dans l’attente qu’elle croîtra jusqu’à leur donner la pleine

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1 Cad. Vatic. Roman. Vontif...

2 John Lingaud, traduit par Camille Baxton,  Histoire   d'Angleterre, tom. i,
page 200.

3 M. N. Bouillet, Dict. d'Hist. et de Geogr., tom. i, page 18.
* PEin. Blés., Epist. cxxm.

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lumière du jour. Mais c’est surtout notre Occident qui tressaille d'allégresse d’avoir mérité d’être l’égal de l’Orient en versant sur l'univers cette lumière. Oui, le soleil de la Chrétienté s’était couché naguère vers l’Orient, et par un don divin c’est l’Occident qui l’a fait renaître. Voilà pourquoi, très-saint Père, recevant avec transport et fierté la nouvelle de votre élévation, et chantant avec de pieuses louanges les grandeurs de la majesté divine, nous révélons nos vœux avec abandon à votre cœur paternel, pleins de confiance en son amour à cause de notre piété filiale. Puisqu’un fils selon la chair exprime volontiers à son père son affection selon la chair, combien plus volontiers un fils selon l’esprit doit-il exprimer ses souhaits spirituels à son père selon l’esprit. 


   16. « Certes, entre tous nos motifs de joie, ce n’est pas le moindre de voir que la main de Dieu a conduit votre très-vénérable personne pour la planter spirituellement au milieu du paradis comme un arbre de vie, ou mieux pour la transplanter de notre terre dans son Eden. Vous vous appliquez par les œuvres fructueuses et les saints enseignements, à réconforter toutes les Eglises, jusqu’à faire avec le zèle le plus fervent que toutes les nations proclament bienheureuse la nation qui a vu naître votre béatitude. C’est aussi un ardent et sincère désir de notre cœur, que l’esprit des tempêtes, dont le souffle violent se déchaîne d’habitude contre les plus hauts sommets, ne vous ébranle jamais sur le roc de la sainteté, de peur qu’au faîte le plus haut ne succède. —Puisse Dieu détourner de telles calamités ! — dans la chute le plus prolond abîme. Nous souhaitons encore de toute notre âme que vous n’apportiez aucun retard, puisque vous êtes le pilote de l'Eglise universelle, à vous entourer de cardinaux qui connaissent votre fardeau, qui veuillent et puissent le porter avec vous, ne s’arrêtant pas aux affections de la patrie terrestre, au rang selon la naissance, au poids que donne le pouvoir, mais se montrant pleins de la crainte de Dieu, de la haine de l'avarice, de la soif du juste, du zèle fervent des âmes. Ce n’est pas non plus notre moindre désir, puisqu’on ne saurait dire que l’indignité des ministres ne soit un grand fléau pour les Eglises, de vous voir, toutes les fois que

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p602 ANASTASE IV. ADRIEN IV (1153-1 159).


vous aurez à pourvoir à la collation des dignités et des prébendes, veiller avec la plus grande sollicitude à ce qu’aucun indigne ne fasse irruption dans le patrimoine de Jésus crucifié. L’heureuse terre de notre heureuse rédemption, cette terre consacrée par la naissance, la vie et la mort du Sauveur, cette terre que la piété chrétienne doit vénérer entre toutes, étant, comme vous l’apprend l’œil vigilant de la foi, sans cesse troublée par les incursions des infidèles, notre plus vif désir est que vous appliquiez à sa délivrance toutes les ressources de votre sollicitude. Quant à l’empire de Constantinople, autrefois illustre et maintenant accablé sous le poids de la désolation, qui pourrait ne pas soupirer après le jour où votre prévoyante sagesse lui donnera la sonsolation qu’il lui faut? Nous devons, en un mot, et en considération de votre honneur et par zèle pour l’intérêt commun, vouloir que le choix de Dieu vous ayant mis à la tête de l’Eglise universelle, vous veilliez assidûment à la constitution et à la réforme de toutes les Eglises. Nous avons d’ailleurs pleine confiance en Dieu, et nous espérons que, comme vous élevant de vertus en vertus et d'honneur en honneur, vous avez eu soin de répandre la lumière selon les besoins des âmes, de même parvenu au faîte de la dignité Apostolique, vous ne négligerez rien pour éclairer et embraser de zèle les Eglises qui vous sont soumises, si bien que nul n’échappe à votre lumière et à votre chaleur ; et vous laisserez en sortant de cette vie de si nobles exemples de sainteté, que la terre qui vous a vu naître et qui se fait gloire de votre heureux commencement, pourra se glorifier encore plus dans le Seigneur de votre heureuse fin. Nous demandons enfin à votre cœur paternel, nous vous conjurons avec une entière confiance de nous soutenir et de nous recommander spécialement à Dieu, le peuple anglais et nous-même, dans vos discours et dans vos prières. »


   17. Les actions d’Henri ne tarderont pas à montrer ce que valaient ces sentiments exprimés avec une telle emphase qu’on croirait cette lettre écrite de Byzance. Disons à l’honneur de la nation anglaise qu’on ne saurait la faire complice de la duplicité de son roi, et que c’est avec une allégresse sincère qu’elle reçut la nou-

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velIe de l'avènement d’Adrien IV. «.Chacun, » dit Lingard 1, ressentit un mouvement d’orgueil à voir un compatriote élevé à la première dignité du monde chrétien ; et trois évêques furent députés au nouveau pape pour le complimenter au nom du roi et de la nation. Adrien s’ouvrit sans réserve à Jean de Salisbury, moine instruit qui les accompagnait, lui parla avec un regret réel de son élévation et se plaignit de la multiplicité des affaires qui absorbaient tout son temps et toute son attention. Le récit de ces confidences d’Adrien mérite d’être rapporté tel qu’il est dans Jean de Salisbury2 : Je prends le pape Adrien — daigne Dieu lui donner d’heureux jours!— à témoin de cette vérité qu’il n’y a pas d’homme plus à plaindre que le Pontife Romain, de condition plus malheureuse que la sienne. La Providence lui épargnât-elle toute autre contre-temps, il ne peut que succomber bien vite sous le seul fardeau de ses labeurs. Il a trouvé, déclare-l-il, tant de misères sur ce Siège, qu’en comparaison de ses peines d’aujourd’hui, toute l’amertume du passé n’est que miel et bonheur dans la vie.


   18. La chaire du Pontife Romain, dit-il, est hérissée d’épines dont les dards acérés le percent de toutes parts; le manteau d’écarlate est si lourd, qu’il affaisse, écrase et brise les épaules les plus robustes; il n’est pas étonnant que la couronne brille, car elle est de feu, coronam claram merito videri, quia ignea est. Il aimerait mieux, ajoute-t-il, n’avoir jamais quitté le sol natal de l’Angleterre, ou encore être demeuré toujours caché dans sa cellule de Saint-Ruf, que d’être entré dans de telles angoisses ; il ne s’y soumet, que parce qu’il n’ose point résister aux desseins de la divine Providence... Il me l’a répété bien souvent : montant de degré en degré depuis le plus humble rang dans le cloître jusqu'au faîte du Pontifical, à mesure qu’il s’élevait, il laissait au-dessous quelque peu du bonheur et de la paix des premiers jours. Mais je veux rappeler ses paroles mêmes, puisqu’il daigne, quand je suis auprès de lui, n’avoir rien de caché pour moi : Le Seigneur, dit-il, m’a étendu sans

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1. John Lixgabd, trad, de Camille Baxton, Hist. d'Anglet., tom. i, page 2G0. 

2. Joan. Sarfsb., Pohjcrnt., vm, 23.

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cesse entre l’enclume et le marteau ; puisse-t-il maintenant sous le fardeau dont il a chargé ma faiblesse, mettre sa main, car il est au-dessus de mes forces!...» Ces confidences d’Adrien IV nous autorisent à croire qu’il n’avait qu’une confiance fort limitée aux promesses d’un prince tel qu’Henri II, dont la maxime était qu’il vaut mieux être coupable de fausseté que laisser échouer ses entreprises favorites. La duplicité était si bien le trait distinctif du caractère de ce prince que, d’après des historiens anglais ses contemporains, l’adresse de félicitations adressée au nouveau pape cachait un motif intéressé.


   19. Ecoutons ce que dit Lingard à ce sujet : « S’il faut en croire un récit un peu suspect, l’objet de cette ambassade (celle des trois évêques au nouveau Pontife pour le complimenter) était de consulter le pape sur un cas très-singulier. Geoffroy, père du roi, avait, sur son lit de mort, exigé des barons et des prélats qui l’entouraient le serment de ne point laisser inhumer son corps jusqu’à ce qu’Henri eût solennellement juré de remplir les dispositions secrètes de son testament. Le jeune prince, comme il est naturel, hésita : cette exigence même prouvait que les dispositions, quelles qu’elles pussent être, se trouvaient contraires à ses intérêts; fatigué néanmoins par l’importunité de ses amis et blessé de l’idée de mettre obstacle à l’enterrement de son père, il consentit à faire le serment prescrit. On ouvrit le testament en sa présence et l’on y trouva que le comte léguait l’Anjou, ce patrimoine de sa famille, à Geoffroy, son second fils, dans le cas où Henri hériterait du trône d’Angleterre. On dit que le roi sollicitait actuellement du pontife de l’absoudre de l’obligation de ce serment imprudent, et qu’Adrien y consentit en se fondant sur ce qu’il avait juré sous l'influence d’une force majeure et sans connaissance des conséquences du serment. Mais toute cette narration tient plutôt du roman que de l’histoire ; et, comme il n’est pas aisé de la concilier avec les relations des écrivains nationaux, nous pouvons croire que l’historien de Newbridge, qui nous l’a transmise, a été quelquefois trompé dans sa cellule du Yorkshire par de faux rapports sur les affaires du continent. »

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§, IV. Commencements de S. Thomas Becket.


   20. Quoi qu’il en soit, l’attitude d'Henri II fut d’abord correcte vis-à-vis du clergé. « Parmi ceux qui avaient des droits bien fondés à la reconnaissance du roi,» continue Lingard, «l’un des principaux était Théobald, archevêque de Canterbury. Il avait souffert le bannissement pour la cause de Plantagenet, avait refusé de placer la couronne sur la tête d’Eustache, avait négocié le traité entre Henri et Etienne, et enfin avait contribué puissamment à maintenir la tranquillité publique après la mort soudaine de ce dernier. Ces service ne furent pas oubliés, et le primat, pendant deux ans, occupa la première place dans les conseils de son souverain. Quand l’âge et les infirmités l’avertirent de se retirer, son affection pour Henri, qu’il aimait comme son propre fils, l’induisit à recommander à la faveur royale un ministre dont les connais-sances méritaient l’estime et dont la sagesse pouvait guider l’inexpérience du jeune monarque. Dans cette vue, et à la persuasion de l’évêque de Winchester,Théobald fit venir son propre archidiacre, Thomas Becket. Becket était fils de Gilbert, l’un des principaux citoyens de Londres, le compatriote et l’ami de l’archevêque. Dans son enfance, il avait été confié aux soins des chanoines de Merton, et il continua ensuite ses études aux écoles métropolitaines d’Oxford et de Paris. Quand son père mourut, il fut admis dans la famille de Théobald, et, du consentement de son protecteur, il quitta de nouveau l’Angleterre pour se fortifier dans la connaissance des lois civiles et ecclésiastiques. Il assista aux leçons de Gratien, à Bologne, et d’un autre célèbre professeur à Auxerre.


   21. A peine fut-il de retour que ses connaissances furent appréciées et récompensées : il obtint des emplois dans les églises de Canterbury, Lincoln et de Saint-Paul; on lui conféra la prévôté de Beverley ; et, après la promotion de Roger de Pont-l’Evêque au siège d’York, il reçut l’archidiaconat de Canterbury, la plus riche dignité de l’Angleterre après les évêchés et les abbayes, qui donnaient le rang de barons à leurs professeurs. Son prédécesseur l’avait toujours re-

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gardé d’un œil de jalousie, et la rivalité qui commença dès lors entre eux continua à les diviser le reste de leur vie. Par ses intrigues, Becket avait été deux fois éloigné du service de Théobald ; mais, après la promotion de Roger, le nouvel archidiacre gouverna sans obstacle, il devint le conseil favori du primat : comme son représentant, il se rendit deux fois à la cour du pape, et ce fut à son influence que le public attribua l’attachement inébranlable de Thomas à la cause de Mathilde. La recommandation de ce prélat le fit remarquer de Henri, et son mérite personnel fut un titre à la protection et àl’amitié du monarque. Il le nomma chancelier, gouverneur du jeune prince, et le rendit dépositaire de là faveur royale.1 La rapidité de son élévation ne fut pas supérieure à l’éclat de sa carrière. Il déployait dans son équipage toute la magnificence d’un prince ; sa table était ouverte à tous ceux que leurs affaires appelaient à la cour 2... L’orgueil du roi jouissait de la grandeur et de l’influence de son favori : il vivait avec Becket dans les termes de la plus grande familiarité... Presque toutes les mesures utiles qui illustrèrent le commencement du règne de Henri sont attribuées aux conseils de Becket. Mais le nouveau chancelier ne s’en tint pas à donner des conseils, et, quand l’occasion s’en présenta, il joua le rôle de négociateur et de guerrier... Envoyé en France, il en étonna les habitants par sa magnificence, et sut endormir les soupçons de Louis VII par son adresse.


   22. «Quand Rentrait dans une ville,» dit Stéphanides,3« lecortége

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1. Le chancelier, en vertu de sa charge, était garde des sceaux du roi, signait ses dons et ses conventions, avait le soin de la chapelle royale, et la tutelle des baronies et des évêchés vacants. II avait aussi le droit de siéger dans le conseil sans y être appelé. On regardait cet honneur comme un pas vers l’évêché, et par conséquent, pour éviter toute simonie, c’était une de ces charges qu’on ne pouvait acheter. Stephamdes, 13. Le chancelier, à cette époque, n’avait aucune autorité sérieusement judiciaire: la première mention qui soit faite de la cour de la chancellerie se trouve sous le règne d'Edouard Ier. Spelm., Archéologie, 107.

2 Son biographe parle ici d’une circonstance qui fait connaître les mœurs de ce temps. Le nombre des hôtes non invités était souvent plus grand que la table n’en pouvait recevoir. Becket, afin qu’ils ne souillassent pas leurs vêtements en s’asseyant à terre, avait soin de faire, tous les jours, couvrir le parquet d'herbe ou de paille fraîche. 3 Stephan. 14.—1 Stephan, xx, 2.

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p607 CHAP. XI. — COMMENCEMENTS DE S. THOMAS BECKET. 


s’ouvrait par deux cent cinquante jeunes gens chantant des airs nationaux; ensuite venaient ses magnifiques lévriers. Ils étaient suivis de huit chariots, traînés chacun par cinq chevaux et menés par cinq cochers en habit neuf. Chaque chariot était couvert de peaux et protégé par deux gardes et par un gros chien, tantôt enchaîné sous le chariot, tantôt assis dessus en liberté. Deux de ces chariots étaient chargés de tonnaux d’ale (bière) pour distribuer à la population ; un autre portait tous les objets nécessaires à la chapelle du chancelier, un autre encore le mobilier de sa chambre à coucher, un troisième celui de sa cuisine, un quatrième sa vaisselle d'argent et sa garde-robe ; les deux autres étaient destinés à l’usage de sa suite. Après cela venaient douze chevaux de somme, sur chacun desquels était un singe avec un groom derrière, à genoux ; paraissaient ensuite les écuyers, portant les boucliers et conduisant les chevaux de bataille de leurs chevaliers; puis encore d’autres écuyers, des enfants de gentilhommes, des fauconniers, les officiers de la maison, les chevaliers et les ecclésiastiques, deux à deux et à cheval; le dernier de tous enfin, arrivait le chancelier lui-même conversant familièrement avec quelques amis. Comme il passait, on entendait les habitants du pays s’écrier : Quel homme doit donc être le roi d’Angleterre, quand son chancelier voyage avec tant de pompe ! » On sait la part active qu’il prit à la campagne contre le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles.


   23. « Au milieu de la foule des guerriers,» dit Lingard, « nul ne se distinguait autant que le chancelier, qui avait enrôlé, à ses propres dépens, un corps de sept cents chevaliers, et qui marchait à leur tête le premier dans toutes les entreprises... II resta pour s'assurer des conquêtes que l’on avait faites. Il fortifia Cahors, emporta de vive force trois châteaux regardés comme imprenables jusqu’alors, il jouta contre un chevalier français, dont il ramena le cheval comme preuve honorable de sa victoire... Après avoir réparti les troupes de sa maison en différentes garnisons, il revint en Normandie à la tête de douze cents chevaliers et de quatre mille hommes de cavalerie, qu’il avait récemment levés et qu’il entretenait à ses frais. Chaque chevalier recevait trois schellings (environ

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p608 ANASTASE IV. ADRIEN IV (1153-1150).


3 fr. 60 c.) par jour pendant quarante jours, et était entretenu à la table du chancelier durant ce temps. S’il eut été un militaire chercheur d’aventures, sa conduite dans cette campagne lui eût valu beaucoup de gloire ; mais elle tint de la douceur et de l’esprit de paix d’un ecclésiastique. Peut-être doit-on accorder quelque chose aux mœurs de ce siècle. Le règne précédent avait souvent vu Henri de Winchester à la tête des armées. Becket pouvait alléguer que ce qu’on avait toléré dans un évêque et un légat pouvait être permis à un diacre et à un chancelier... » Nous n’avons dû rien négliger pour faire connaître ce personnage, qui joua, pendant de longues années, un rôle important sur le théâtre des affaires publiques. 

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