Darras tome 24 p. 372
§ VI. Mort de Guillaume le Roux roi d'Angleterre.
23. Un autre persécuteur de l'Église, vis-à-vis duquel la sollicitude de Pascal II avait eu dès l'abord à prendre des mesures provisoires, avait déjà disparu de la scène du monde. Dans les premiers jours qui suivirent son exaltation, le nouveau pape s'était préoccupé de la situation de l'Angleterre, dont le roi, Guillaume le Roux, avait été cité par Urbain II à comparaître soit en personne soit par délégués au tribunal du siège, apostolique, à la prochaine fête de Saint-Michel (29 septembre 1099). Nous avons vu précédemment avec quelle explosion de joie féroce le tyran avait reçu la nouvelle de la mort d'Urbain II et déclaré son intention de répudier l'autorité du pontife légitime, pour embrasser l'obédience plus commode de l'antipape Wibert1. En présence de cette nouvelle révolte contre le saint-siége, Pascal II résolut de nommer un légat apostolique pour la Grande-Bretagne. Ce titre et les pouvoirs qui y étaient attachés avaient toujours été jusque-là dévolus et ne devaient point cesser dans la suite d'appartenir aux primats de Gantorbéry. Saint Anselme en était toujours dépositaire : mais exilé et proscrit par la tyrannie de Guillaume, il ne pouvait plus en exercer les fonctions. La mission que Pascal II allait confier à un titulaire nouveau demandait en celui qui en serait chargé l'énergie du caractère, l'influence d'un grand nom et d'une autorité depuis longtemps respectée. Toutes ces qualités étaient réunies en la personne de Hugues de Lyon, déjà légat apostolique en France. Mais Pascal II le réservait, comme nous le verrons bientôt, pour un poste plus difficile et plus périlleux encore. Il voulait l'envoyer à Jérusalem, en qualité de légat à latere, afin d'organiser les églises du nouveau royaume latin du Saint-Sépulcre. Ce fut Guy de Bourgogne, archevêque de Vienne, le futur pape Calixte II, qui reçut du pape la noble mission de lutter contre le monarque d'Angleterre. Mais il n'eut pas le temps d'engager ce grand combat. Le tyran
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1 Cf. n° 1 de ce présent chapitre.
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allait mourir, saint Anselme rentrer triomphant à Cantorbéry, et reprendre ses fonctions de légat né du saint-siége en Angleterre 1.
24. Rien ne pouvait faire prévoir un pareil dénoûment. Guillaume le Roux était dans la force de l'âge. Depuis que la santé lui avait été miraculeusement rendue par l'intercession de saint Anselme 2, non-seulement elle s'était conservée sans aucune altération, mais, selon le mot d'Eadmer, avec la santé lui était advenue une série de prospérités telles, que les vents et les flots eux-mêmes semblaient obéir à ses ordres. « Il suffisait, dit le chroniqueur, que Guillaume le Roux eût fixé un jour quelconque pour une traversée soit d'Angleterre en Normandie soit réciproquement, pour être sûr de voir les plus violentes tempêtes se calmer aussitôt qu'il mettait le pied sur son navire 3. « Le 1er août de l'an 1100, Guillaume se disposait à passer en France, afin de prendre hypothèque sur les états du comte de Poitiers, qui voulait à ce prix obtenir la somme nécessaire pour le voyage de Jérusalem. La flotte anglaise était réunie à Southampton : le roi avait annoncé à ses courtisans qu'il célébrerait le prochain anniversaire de sa naissance à Poitiers : il considérait déjà cette ville comme l'une des capitales de ses futures conquêtes 4. «Il parlait de la sorte, dit le chroniqueur de Malmesbury, sans se douter qu'il touchait au jour marqué par la Providence pour sa mort. Plusieurs saints personnages en eurent d'avance la révélation. Guillaume lui-même, dans la nuit du 1er au 2 août, reçut en songe une sorte d'avertissement prophétique. Il lui semblait qu'un médecin lui pratiquait au bras une saignée ; mais le jet de sang, échappé de la veine, s'élança jusqu'au ciel et se convertit en une épaisse fumée, qui remplit toute l'atmosphère environnante. Sainte Marie ! s'écria le roi épouvanté; il se réveilla en grande frayeur, fit apporter de la lumière
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1 Cf. S. Anselm., Epist. î, 1. IV; Patr. lat., t. CXLIX, col. 201. — Eadmer, Uistor. Novor., 2. III, col. 428. s Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 214.
3 Eadmer, Hist. Novor., 1. II, col. 422.
4 Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 290.
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et demeura sans se rendormir jusqu'à l'aurore. En ce moment, un moine étranger vint trouver le comte Robert, fils du sénéchal Haimon, l'un des plus puissants personnages de la cour, et lui raconta une vision effrayante qu'il venait d'avoir concernant le roi. « Il m'est apparu, dit-il, entrant dans une église avec son geste décidé et traversant la foule avec sa fierté habituelle. Un crucifix s'étant trouvé sous sa main, il le saisit violemment, lui cassa les bras et essaya de lui rompre les jambes. Le crucifix subissait depuis longtemps ces outrages, lorsque soudain, prenant vie, il lança un coup de pied qui fit tomber le roi à la renverse. De la bouche de Guillaume s'élança un tourbillon de fumée et de flammes, s'élevant jusqu'aux cieux. » Le comte Robert ne crut pas devoir négliger ce funeste présage, et comme il était admis dans la familiarité du roi, il courut le lui raconter. Guillaume répondit à cette communication par une plaisanterie. «C'est un moine, dit-il en riant. Il a rêvé monachalement, dans le but de tirer de moi quelques pièces de monnaie. Donnez-lui cent solidi. » Malgré cet air d'assurance, le roi était intérieurement fort ému : il hésita longtemps pour savoir s'il irait ce jour-là, comme il l'avait annoncé, chasser dans les bois de la Nova Sylva (Nouvelle-Forêt) 1. Ses courtisans, alarmés comme lui de la concordance des deux songes, lui conseillaient de ne pas risquer à son détriment une chasse qui s'annonçait si mal. Mais après un copieux déjeûner, où l'on remarqua que pour s'étourdir il avait plus souvent qu'à l'ordinaire vidé la coupe royale, Guillaume monta à cheval avec ses compagnons et partit pour la Forêt. A ses côtés, chevauchait un chevalier nommé Walter Tirel, originaire de France, que Guillaume avait attiré à sa cour et qu'il affectionnait particulièrement. La chasse s'en-
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1 « Les rois normands, dit M. de Réniusat, étaient de grands chasseurs, et ils avaient largement profité de leur pouvoir pour satisfaire cette passion toute féodale. Dans le Hampshire, au sud de Southanipton, un vaste espace de terre utilement cultivé avait été converti en bois consacrés à leur plaisir et désignés sons le nom de la Nouvelle-Forêt (New Forest), lieu déjà signalé par plus d'un événement sinistre. » (Saint Anselme de Cantorbéry, p. 273. — Cf. Ordéric Vital, Hist. eecles., 1. X, cap. xu; Patr. fat., t. CLXXXVIII, col. 731. — Jlatth., Paris, Histor. major., p. 37.)
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gagea avec entrain et se poursuivit jusque vers le coucher du soleil. En ce moment, le roi et Tirel se trouvaient seuls, les autres chasseurs s'étant dispersés à la poursuite du gibier. Un cerf vint à passer en vue de Guillaume, qui l'atteignit d'une de ses flèches, mais sans l'abattre. L'animal blessé s'enfuit dans la direction du couchant : le roi, la main devant les yeux pour éviter les rayons éblouissants du soleil, le suivit longtemps du regard. Cependant Gauthier Tirel était resté en arrière, lorsqu'un autre cerf passa à sa portée. D'une main vigoureuse, il lui décocha une flèche ; mais, hélas ! le trait lancé par l'imprudent favori alla percer le roi en pleine poitrine l. Blessé à mort, Guillaume ne poussa pas un cri : il essaya d'arracher la flèche de la blessure, et ne fit ainsi que précipiter sa mort. Le bois fragile se rompit dans la plaie, et le roi tomba de cheval. Tirel accourut et essaya de le soulever, mais Guillaume était mort. Saisi d'effroi, le chevalier remonta à cheval, enfonça les éperons dans les flancs du coursier, gagna un port voisin et parvint à quitter l'Angleterre. Du reste, nul ne pensait à l'inquiéter. Chacun songeait à ses propres affaires. Parmi les seigneurs, les uns se hâtèrent d'aller se mettre à couvert dans leurs forteresses, d'autres profitèrent de la circonstance pour se livrer impunément au brigandage, d'autres enfin se préoccupaient de choisir un nouveau roi. Le cadavre de Guillaume, abandonné dans la forêt, fut recueilli par des bûcherons, qui le placèrent sur une charrette et le conduisirent au château fort de Winchester. Sur le parcours, le sang qui coulait de la blessure ouverte marqua tout le chemin de
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1 Gauthier, ou Walter Tirel, était en France seigneur de Poix et de Pontoise. La tradition qui, d'après le témoignage du chroniqueur de Malmesbury, le fait auteur involontaire et inconscient de la mort de Guillaume le Roux, a prévalu. Cependant Tirel lui-même protesta toujours contre cette imputation. « J'ai beaucoup connu, dit Suger, le noble Walter Tirel. Il passait pour avoir par imprudence causé la mort de Guillaume le Roux. A l'époque où je le vis, il n'avait plus rien à craindre ni à espérer de la cour d'Angleterre. Cependant je l'ai entendu plusieurs fois, devant de nombreux témoins, affirmer par serment qu'il n'assistait pas à cette fameuse chasse, qu'il n'y avait point accompagné Guillaume et que dans toute cette journée il n'avait pas même vu le roi. » (Suger., VitaLudovici Grossi; Pair, lat., t. CLXXXVI, col. 1257).
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traces sinistres. Les seigneurs vinrent en grand nombre pour les obsèques royales, qui eurent lieu dans l'enceinte du château fort. Il y eut en ce jour, dit le chroniqueur, une grande pompe, mais peu de larmes. Guillaume le Roux n'avait que quarante ans. Au moment où la mort le frappa, on comptait trois églises épiscopales et douze abbayes qu'il retenait en son pouvoir, églises et abbayes désolées, dévastées et veuves de leurs pasteurs. Il avait en dernier lieu officiellement reconnu l'obédience de l'apostat Wibert de Ravenne1. »
23. Guillaume mourut le 2 août à la New-Forest, dans le Hampshire, près de Southampton. « Or, dit Eadmer, vers les derniers jours du mois de juillet, notre bienheureux père Anselme s'était rendu avec nous à Marcigny, où le vénérable Hugues de Cluny, se trouvant en visite abbatiale, l'avait prié de venir adresser la parole de Dieu aux religieuses. C'était la troisième année de notre exil, la seconde de notre séjour dans la province hospitalière de Lyon. A notre arrivée, quand nous fûmes assis devant le saint abbé, la conversation s'engagea entre Anselme et lui sur les affaires d'Angleterre et sur les nouvelles que nous pouvions en avoir. Elles étaient, comme à l'ordinaire, fort tristes. Hugues nous dit alors : « La nuit dernière, je vous le dis en vérité, la cause du roi Guillaume le Roux a été discutée devant le trône de Dieu ; les accusateurs ont produit les griefs, le roi a été jugé : une sentence de condamnation est prononcée. » Ces paroles nous impressionnèrent vivement. La sainteté du vénérable vieillard était tellement éminente, qu'aucun de nous ne douta de la réalité de cette vision prophétique. Le lendemain, pressés par l'approche de la fête de Saint-Pierre-ès-Liens (1er août 1100) que le bienheureux Anselme devait célébrer à Lyon, nous reprîmes le chemin de cette ville, et nous arrivâmes la veille de la fête dans la soirée. Fatigués du voyage, aussitôt après la récitation des matines, chacun de nous se disposait à prendre quelque repos. Or un clerc, nommé Adam, avait l'habitude de dresser chaque nuit sa couche près de la porte qui communiquait à l'appartement
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1 Willelm. Malmesbur., Gest. reg. Anglor., 1. IV; Patr. lat., t. CLXXIX, col. 1286.
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d'Anselme. Au moment où ce clerc allait s'endormir, ayant déjà les paupières fermées par la lassitude et l'approche du sommeil, il vit un jeune et noble inconnu se dresser devant lui, en disant : «Adam, dors-tu? — Non, répondit-il. — Veux-tu savoir des nouvelles? ajouta l'inconnu. — Volontiers, répliqua Adam. — Sache donc et tiens pour certain, reprit la voix inconnue, que le différend entre notre archevêque et le roi Guillaume est terminé.» Transporté de joie, le clerc ouvrit les yeux, se leva, cherchant qui lui avait parlé, mais il ne trouva personne. La fête s'écoula sans incident nouveau. Dans la nuit du lendemain (2 au 3 août), pendant la récitation des matines, l'un de nous, debout et psalmodiant de mémoire, les yeux fermés, vit un inconnu lui présenter à lire un billet où se trouvaient écrits ces mots : Obiit rex Willelmus : « Le roi Guillaume est mort. » Aussitôt le moine ouvrit les yeux qu'il avait tenus fermés durant cette apparition, mais il ne vit que ses compagnons rangés au chœur à leur place ordinaire. Trois jours après, Anselme, cédant aux instances de l'abbé d'un monastère appelé Casa Dei (la Chaise-Dieu en Auvergne aux environs de Brioude), fit ce nouveau voyage. Il fut accueilli avec les honneurs qu'il rencontrait partout et qui alarmaient tant sa modestie. Mais Dieu lui-même manifestait par des miracles la sainteté de son serviteur. Un jour, durant un orage effroyable, la foudre tomba sur la grange du monastère et y mit le feu. En un clin d'œil, les flammes s'élancèrent avec des tourbillons d'épaisse fumée. Tous les religieux se portèrent sur le théâtre de l'incendie; nos compagnons les y suivirent pour leur prêter secours. Je restai seul avec Anselme, qui ne paraissait pas vouloir s'arracher à sa méditation. Après quelque temps de silence, il me demanda si l'incendie s'éteignait. « Loin de là, lui dis-je. Il redouble de violence et menace de consumer toute l'abbaye. — En ce cas, répondit-il avec la plus parfaite tranquillité d'esprit, il convient de pourvoir à notre sûreté. » Puis il ajouta en souriant cette citation du poète latin :
Tunc tua res agitur, paries cum proximus ardet 1.
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1 « Quand la maison voisine est en feu, il faut songer à la vôtre. »
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Et se levant, il se rendit près du foyer de l'incendie. Puis il étendit la main droite et traça le signe de la croix dans la direction des flammes. Celles-ci parurent d'abord comme s'incliner sous sa bénédiction ; ensuite elles se replièrent sur elles-mêmes et le feu s'éteignit, étouffé comme par une force surnaturelle. Nous étions encore à la Chaise-Dieu, reprend Eadmer, quand deux moines, l'un venant de l'abbaye du Bec, l'autre de Cantorbéry, arrivèrent et nous apprirent la mort tragique du roi Guillaume. Cette nouvelle plongea le saint archevêque dans la plus profonde consternation ; il fondit en larmes dans une amère douleur. Témoins de ce spectacle, nous restions stupéfaits. Ah! s'écria-t-il en sanglotant, j'aurais mille fois donné ma vie pour lui éviter une mort si terrible ! — Ce fut dans ces sentiments qu'Anselme revint à Lyon1. »
26. Cependant en Angleterre on se préoccupait de donner un successeur à Guillaume le Roux. Ce prince n'ayant jamais été marié, ne laissait pas d'héritier direct de sa couronne. Suivant l'ordre de primogéniture, Robert Courte-Heuse, duc de Normandie, fils aîné du Conquérant, aurait eu le plus de droits à la succession royale. Dès l'an 1091, dans un traité solennel juré par douze barons anglais, il avait été stipulé que, si Guillaume le Roux venait à mourir sans enfants, le trône appartiendrait de plein droit au duc de Normandie. Comme on l'a vu précédemment, Robert, l'un des héros de la croisade, avait signalé sa valeur à Nicée, à Antioche, à Jérusalem. Il n'était point encore de retour, et l'on ne savait en Angleterre où ce prince pouvait être alors. En réalité, il venait de débarquer en Apulie. Ignorant lui-même les graves événements qu'il aurait eu tant d'intérêt à connaître, il s'attarda à la cour du duc Roger dans un repos dont il eut plus tard à se repentir. Le prestige qu'il venait de conquérir à côté de Godefroi de Bouillon eut sans doute augmenté le nombre de ses partisans. Mais il est douteux que, même avec cet appoint, il eût réussi à monter
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1. Eadtrter, Histor. Novor., 1. III. — S. Anselm, Vit., 1. H, cap. vi; Patr. lat., t. CLVI1I, col. 107; t. CLIX, col. 423.
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sur le trône. Les sympathies universelles étaient en faveur de son jeune frère Henri, troisième fils du Conquérant, le déshérité auquel Guillaume le Bâtard, sur son lit de mort, avait dit : « Souffrez patiemment que vos aînés vous précèdent, le premier comme duc de Normandie, le second comme roi de la Grande-Bretagne. Plus tard vous serez tout ce que je fus moi-même; vos richesses et votre puissance dépasseront celles de vos frères1. » Henri n'avait presque jamais quitté le sol de la Grande-Bretagne, où il était né trois ans après la conquête. Guillaume de Malmes-bury insiste sur ce point. Natus est in Anglia, dit ce chroniqueur. « Il y fut élevé, ajoute-t-il, et dès son enfance il se vit entouré de l'affection des Anglais. Seul, entre tous les fils du Conquérant, il avait eu une naissance royale, et se trouvait ainsi désigné d'avance à la royauté. Son éducation s'était faite en Angleterre; il y avait étudié les lettres dans les écoles nationales. Son intelligence avide puisa largement à cette ruche du savoir; il se nourrit tellement du miel des livres, que depuis ni le tumulte des armes, ni les soucis de l'administration, ne lui en firent perdre la mémoire et le goût. Cependant il n'aimait point à lire en public, et lorsqu'il chantait au chœur, il le faisait à mi-voix. Toujours est-il que ces études littéraires, bien que faites à bâtons rompus, tumultuarie, furent pour lui, j'en ai la preuve, comme l'arsenal de la science du gouvernement. On peut lui appliquer le mot de Platon : « Heureux les peuples, s'ils avaient des sages pour rois ; heureux les rois, s'ils étaient des sages -. » De fait, Henri s'était soigneu-
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1. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 11.
s Tirocinium rudimentorum in scholis egit litteralibus, et librorum mella adeo avidïs medullis imMbit, ut nulli postea bellorum tumuttus, nulli ctirarum motus eas excutere îllustri onimo possent. Quamvis ipse née multum legeret, née nisi submisse r.antitaret, fuerunt tamen, ut vere confirma, litlerœ quamvis tumultuarie libatée, magna supellex ad regnandi scientiam, juxta illarn Plaio-nis sententiam qua dicit « Beatam esse rempublicam si vel philosophi regna-rent, vel rcges philosopharentur. » — M. de Rémusat n'avait sans doute pas lu ce passage de Guillaume de Malmesbury, lorsqu'il écrivait à propos de Henri d'Angleterre : « On le surnomma Beau-Clerc à cause de son goût pour les lettres, quoi qu'on doute qu'il sût écrire : on dit seulement qu'il fut le premier duc normand qui sut lire. » (Rémusat, Saint Anselme de Cantorbëry, p. 275.) Le
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sement appliqué à l'étude de la philosophie. Il apprit à cette école le grand art de régner; le secret de contenir avec une sage modération les peuples dans le devoir, de n'user de la force qu'avec réserve et seulement dans le cas d'absolue nécessité. Ce fut ainsi que, dès son adolescence, il se formait à la science du gouvernement. Son père, Guillaume le Conquérant, charmé de ses heureuses dispositions, prenait plaisir à l'entendre redire le proverbe : Rex illitteratus, asinus coronatus; « Un roi ignorant n'est qu'un âne couronné. » Un jour il le trouva tout en larmes, parce qu'un de ses frères l'avait maltraité. « Ne pleure pas, mon fils, lui dit-il. Toi aussi, tu deviendras le maître 1. » Tous ces détails rétrospectifs, complaisamment rassemblés par le chroniqueur contemporain, sont pour nous l'écho à travers les siècles des sympathies anglaises en faveur du jeune Henri, auquel on avait déjà décerné le gracieux surnom de Beau-Clerc. L'ordre de succession au trône n'avait d'ailleurs point été fixé par le Conquérant. On se rappelle qu'à son lit de mort le héros, confirmant des arrangements antérieurs, maintint à son fils aîné Robert Courte-Heuse, alors révolté contre lui, la survivance du duché héréditaire de Normandie. Noble exemple d'indulgence paternelle et de pardon suprême accordé à un fils qui ne daigna pas même quitter la cour du roi de France, où il était réfugié, pour venir consoler de sa présence les derniers moments d'un tel père! « Quant au royaume de la Grande-Bretagne, avait ajouté le Conquérant, je ne prétends nullement le léguer à titre héréditaire, parce que, moi-même ne l'ayant point reçu en héritage, je l'ai conquis par les armes et avec eflusion de sang. Je le remets donc entre les mains de Dieu, me bornant à souhaiter que mon fils Guillaume, qui m'a toujours été très-obéissant et soumis, le puisse obtenir de la
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docte académicien commettait cette phrase sarcastique en 1853, c'est-à-dire à une époque où la science paléographique avait depuis longtemps fait justice du préjugé banal, en vertu duquel on prétendait que les rois et les seigneurs du moyen âge comptaient parmi leurs privilèges celui de ne savoir signer leur nom.
1 Willelm. Malmesbur., Gest. reg. Angl., 1. V, cap. t; Pair, lat., t. CLXXIX, col. 1350.
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volonté divine et le gouverner glorieusement suivant les lois de la justice et de l'équité1. » Tel fut le titre primordial en vertu duquel la couronne britannique était échue à Guillaume le Roux, second fils du Conquérant, sans aucun égard pour l'ordre de primogéniture, mais uniquement d'après la libre élection des Anglais, conforme au vœu suprême du héros expirant. On sait comment Guillaume le Roux, infidèle à l'autre recommandation paternelle, prit à tâche de gouverner son royaume au mépris de toute équité et de toute justice. Sa tyrannie était devenue intolérable. Henri, le Beau-Clerc, en avait été lui-même plus d'une fois victime2. Les Anglais avaient hâte de mettre à leur tête un monarque dont ils connaissaient la capacité et la douceur. Ils reprirent leur droit électif, sans qu'il y ait lieu de les taxer ici, comme l'ont fait quelques historiens modernes, d'injustice
27. « Après les funérailles de Guillaume le Roux, reprend le chroniqueur, Henri fut élu roi. Quelques seigneurs en petit nombre présentèrent des objections : elles furent aisément résolues par le comte de Warwick3, homme intègre et vénéré, depuis longtemps à Westminster ami et conseiller du jeune prince. Le lendemain de l'élection, parut un édit royal (qui fut appelé « la charte des Libertés» et qui devait servir, cent ans après, de base à la «Grande Charte. ») Toutes les taxes injustes, établies sous le dernier règne par la cupidité de Rannulf4, étaient supprimées; les prisonniers d'État et ceux que le fisc retenait pour dettes dans les cachots, mis en liberté ; les efféminés (on avait donné ce nom aux jeunes courtisans dont le luxe extravagant et les mœurs dissolues avaient si souvent provoqué l'éloquente indignation de saint Anselme) furent bannis du palais ; les lois draconiennes remplacées par celles du glorieux
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1 Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 11.
2. Willelm. Malni., loc. cit., col. 1351.
3. Henri, comte de Warwick, que le chroniqueur désigne comme un personnage si considéré, viro integro et sancto, était frère du comte Robert de Meulan, l'ancien conseiller de Guillaume le Roux.
4. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 208.
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roi saint Edouard; l'impôt de la capitation fixé à un solidus par personne. L'édit royal était souscrit par tous les princes et seigneurs, qui s'engagèrent sous la foi du serment à en faire exécuter toutes les clauses. Ce fut pour le peuple de la Grande-Bretagne une joie pareille à celle d'une résurrection. Après tant d'anxiétés et d'orages, l'on voyait enfin se lever l'aurore d'un règne de justice et de paix. Ce qui mit le comble à l'allégresse publique fut d'une part l'incarcération de Rannulf, ce tison d'iniquités; de l'autre l'envoi d'un message chargé de rappeler au plus tôt de son exil le vénérable Anselme, archevêque de Cantorbéry. L'enthousiasme populaire ne connut plus de bornes ; le roi élu fut amené en triomphe à Westminster, et solennellement couronné, le jour des Nones d'août (5 août 1100), par Maurice évêque de Londres. On était d'autant plus pressé d'accomplir cette cérémonie que, dans l'intervalle, le bruit se répandit du prochain retour de Robert Courte-Heuse, récemment débarqué en Apulie et annonçant l'intention de faire valoir ses droits à la couronne. Pour consolider la royauté naissante et lui donner des gages d'avenir, les évêques et les princes négocièrent aussitôt le mariage de Henri avec la jeune princesse Mathilde, fille du défunt roi d'Ecosse Malcolm. Orpheline de père et de mère, Mathilde, élevée dans un monastère de religieuses, n'avait aucune dot, mais elle était par sa mère, petite fille du saint roi Edouard le Confesseur : son mariage avec Henri devait unir les droits des anciens souverains anglo-saxons à ceux de la dynastie conquérante1. »